« Un délicieux carnage » version publiée par Gutenberg édition.

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Livre broché : « Un délicieux carnage » dédicacé personnalisé avec un dessin original.

Broché: 237 pages Editeur : Éditions Gutenberg (7 mars 2007) Collection : EDITION GUTENBERG Langue : Français

€25,00

Je ne supporte pas les cimetières. Finir rongé par les vers, dans un grand trou noir, à l’ère d’Internet… C’est inadmissible!
Ce sentiment d’injustice, je le porte en moi depuis ma tendre enfance. À cinq ans, je vécus une douloureuse et précoce expérience métaphysique. J’avais attrapé des lombrics rouges et longs. Allez savoir ce qui se passe dans la tête des gamins: je les ai coupés en deux pour constater que chaque morceau continuait de gigoter. Amusé et rassuré, j’ai poursuivi mes expérimentations. Coupés en quatre, ils frétillaient déjà beaucoup moins. Et, pilés avec un caillou jusqu’à obtenir une crème rougeâtre assez peu appétissante, ça ne bougeait plus du tout. J’avais beau la titiller avec une brindille, rien à faire. Comme un savant, je suis resté des heures à observer la chose. Pour la première fois de ma vie, je me penchais sur le puits de l’angoisse existentialiste, et je n’en voyais pas le fond…
J’ai récupéré la mixture avec une petite cuillère et je l’ai déposée dans une boîte d’allumettes avec un peu d’herbe et quelques gouttes de salive, pour la nourrir. Toute la nuit, je l’ai gardée sous mon oreiller en guettant une improbable plainte, un quelconque signe de vie. Rien… Pire, lorsque j’ai ouvert la boîte, après plusieurs jours, une odeur pestilentielle s’en dégageait.
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À cet instant, la cruauté du monde s’est révélée à moi, et il allait falloir rester « en un seul morceau » le plus longtemps possible si je ne voulais pas finir comme mes lombrics.
À la boucherie de mon père, je voyais passer les carcasses de bœufs en provenance de l’abattoir. Pour me faire peur, je me cachais parfois dans la chambre froide. Là, tapi dans l’obscurité glacée, je fixais ces immobiles monstres sanguinolents pendus aux crochets en méditant sur la condition humaine. On m’avait appris à l’école que les cadavres des dinosaures s’étaient transformés en pétrole dans les profondeurs de la terre. C’était donc du dinosaure que mon père mettait dans la voiture pour faire tourner le moteur. Moi aussi, peut-être, dans quelques millions d’années, je servirais de carburant à un énorme vaisseau spatial qui transporterait des extraterrestres répugnants. Malgré sa poésie, cette pensée ne me consolait pas.
Enfant, j’aimais les steaks hachés que ma mère faisait cuire avec des pommes de terre du jardin. Elle ajoutait un petit peu d’échalotes crues sur la viande et plein de jus. C’était bien meilleur que le lombric écrabouillé, car le bœuf est plus proche de l’homme, donc de moi qui suis la meilleure chose au monde…
Un jour, affamé, j’ai voulu me préparer à manger tout seul. J’ai mis de beaux morceaux de viande rouge dans le hachoir électrique. Puis j’ai appuyé sur le bouton, rouge lui aussi. La machine s’est mise à broyer avec un bruit sans équivoque. La chair a giclé par les petits trous comme de la pâte à modeler. Un morceau rebelle, échappé du carnage, était resté accroché à la paroi. J’ai alors eu la funeste idée de le dégager du bout de
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l’index et de presser le poussoir. J’ai senti une succion désagréable. J’ai aussitôt extirpé ma main pour constater qu’il manquait deux bons centimètres de mon index. Deux phalanges y étaient passées. Gigotant tel un ver tronçonné, je criai au secours. J’entends encore les hurlements de ma mère résonner dans ma tête.
Quelle déception de n’avoir pu manger le steak contenant mon pauvre bout de doigt! Je l’imaginais mort, pourrissant quelque part. Et je culpabilisais. Je l’avais toujours considéré comme un étranger, avec indifférence. Maintenant, je regarde mes doigts autrement. Je leur parle, je les câline. Parfois, quand je réfléchis, je les passe sur mes lèvres.
Je porte une prothèse en plastique avec un faux ongle. Non que j’aie honte de mon moignon, mais autant éviter les signes distinctifs.
Dans la file des pleureuses aux voix chevrotantes, mantilles noires et eaux de cologne bon marché datant de la dernière guerre qui viennent accompagner un vieux ou une vieille qu’elles n’ont pas aimés, j’ai l’impression d’être un figurant dans Le Retour des morts vivants. L’ex-voto que je m’apprête à déposer pèse trois bons kilos, il représente un grand-livre ouvert en marbre blanc. J’y ai fait graver en lettres d’or: « Les Anciens Combattants de la Corrèze reconnaissants. Honneur et Patrie… » Les cordes grincent, le cercueil s’enfonce dans le trou, le curé chante Gloria. Je m’ennuie ferme.
Les grands peupliers me narguent. On dirait qu’ils agitent leur feuillage pour me dire: « Hou, hou, bientôt ce sera ton tour et nous, on sera encore là… »
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Je ne réponds pas à la provocation. Mais je n’en pense pas moins. La mort n’a plus aucun mystère pour moi. Qu’y a-t-il après? Rien. Le Paradis et l’Enfer sont des attrape-nigauds inventés pour faire marcher droit. Que serait le Paradis? Une sorte de grand hôtel avec de la coke dans tous les tiroirs? Un room service de folie, avec caviar iranien au petit-déjeuner? Des filles toutes plus sexy les unes que les autres qui attendent leur tour, dans le couloir? Une énorme chambre froide où pendraient des abattis impeccables? Jimi Hendrix qui jouerait Red House assis sur un tapis d’Aubusson, en me roulant des pétards, juste pour moi? Ce serait trop beau…
Le trou est presque rebouché, les vieillardes se dispersent sous la pluie. Elles tentent d’effacer de leur mémoire les emplacements disponibles qu’elles ne manqueront pas d’occuper le jour venu.
J’attends dans le silence mouillé. Je m’avance dans l’allée. La double tombe en marbre blanc du Général de Gaulle est là, près de l’entrée. Je songe à tous ces grands hommes qui ont foulé ce gravier. À toutes ces larmes de caïman versées. Je dépose respectueusement mon ex-voto sur le côté droit, près des fleurs un peu défraîchies.
La tombe de Mitterrand, à Jarnac, est plus gaie, plus fleurie, les senteurs sont agréables.
J’y ai déposé, la semaine dernière, une plaque portant l’inscription: « Les Anciens de la S.F.I.O. de la Vendée reconnaissants », avec une rose en or gravée sur la page opposée.
Pour le Michelin des tombes illustres, je mettrais trois étoiles à Jarnac et une seule à Colombey-les-Deux-Églises :
« Jarnac***: Cimetière inventif et élégant, bouquet subtil, terre humide pour une décomposition lente et sobre. Racines
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denses. Pierres tombales de tradition patinées. Végétation luxuriante.
Colombey*: Terrain gras, lourd, marbre froid. Déconseillé pour de longs séjours. »
L’heure tourne et j’ai un train à prendre. C’est bien beau de fleurir les tombes présidentielles, mais ce soir, c’est les vacances.
Je me suis décidé pour la région de Biarritz. Besoin impérieux de mer, d’immensité, de calme et de ressac. De bonne chère accompagnée de cigares et de grands alcools à tourner et à retourner en bouche. Ah, le canard gras: son foie, son cœur saignant, aillé et persillé, sauté à la poêle, ses cuisses confites, son magret cuit au gros sel de Guérande, sa carcasse dorée aux braises de la cheminée, avec une poêlée de cèpes de Bordeaux. Je dis de Bordeaux, car, parfois, ils vous en servent de pins ou d’Espagne qui sont aux cèpes ce qu’est la vérole au bas clergé breton: ils vont bien ensemble mais n’ont pas le même goût.
Je vais rejoindre Simona. Je sais qu’elle m’attend à l’hôtel Miramar depuis bientôt vingt ans.

BIARRITZ

Lorsque l’hôtel Miramar surgit à la lisière d’une pinède, mon cœur s’emballe.
Des parterres fleurissent l’allée de gravier qui mène à la porte en chêne. C’est vieillot et charmant.
Une employée s’affaire à encaisser un couple d’Américains qui va pouvoir profiter de mon taxi pour gagner l’aéroport.
— Monsieur?
— Thomas Harris, j’ai réservé.
Je lui tends un de mes passeports. Ici, je suis Thomas Harris, romancier, venu chercher l’inspiration. Ce type sur la photo me ressemble. Enfin, me ressemblait. Maintenant, il n’est plus qu’une tête grimaçante au fond d’un sac, seul vestige identifiable de l’écrivain dont les restes, broyés, sont dispersés dans des décharges publiques de la banlieue Nord de Chicago.
La réceptionniste pianote. Elle porte Amen de Thierry Mugler… Trop poivré pour moi. Je suis incollable en senteurs féminines.
— Chambre 109, comme vous l’avez souhaité. Avec vue sur la mer.
La clé. La même qu’il y a vingt ans, je reconnais le porteclés, une pomme de pain en étain.
— Désirez-vous prendre un apéritif pendant que l’on termine de préparer votre chambre?
— Volontiers. Rien ne me presse…
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Installé sur la terrasse, je savoure l’instant: le bleu des flots, comme un vertige divin, apaise mon angoisse avec l’efficacité d’un Lexomil accompagné d’un whisky tourbé sur glace. Devant moi, les vagues lavent et relavent le sable de la plage. Chaque grain y passe, aucun n’est oublié. L’océan me fascine, piège mon regard, saisit mon esprit et l’emmène là bas, à la frontière de mes souvenirs. L’air iodé charrie un parfum d’ambre solaire, mélange de bergamote et d’opoponax. Il fait déjà doux en ces premiers soirs d’été. Je ferme les yeux.
Simona fait dorer son corps d’ange sur la plage. Elle n’a pas changé. Elle est restée la jeune fille parfaite, bien plus désirable que la femme qu’elle serait devenue.
J’ai aimé Simona à la folie. Son fantôme ne m’a jamais quitté. Vingt ans! Je n’ai pas chômé durant toutes ces années. J’ai acquis du savoir-faire et suis devenu un professionnel respecté. Peut-être même, sans fausse modestie, le meilleur de son domaine. Je peux pratiquer des tarifs exorbitants, on me paye comptant, en dollars ou en euros, c’est selon. Prévoyant, j’ai dissimulé des liasses un peu partout; dans quatorze pays pour être précis.
— La carte, Monsieur?
L’intrusion de la serveuse brise ma rêverie, désagrément aussitôt compensé par sa beauté discrète. Un tablier blanc sur une jupe noire flottant légèrement, comme les parasols PepsiCola, au rythme du vent; des yeux verts et tristes sublimés par le soleil couchant.
— Ce sera un whisky sour avec du Jack Daniel’s, s’il vous plaît, dis-je d’une voix la plus neutre possible. Et les journaux, si vous avez.
— Bien, Monsieur.
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Elle tourne les talons. Tandis qu’elle monte les marches en roulant des hanches, je ne peux m’empêcher d’admirer sa taille de guêpe et ses longues cuisses.
Le temps passe, exquis. Soudain, à travers les verres fumés de mes Ray-Ban, je crois voir le dernier rayon du soleil qui plonge dans l’océan: le rayon vert.
Je dois faire un vœu, là, immédiatement. C’est la tradition. Je repense au regard et à la silhouette de la fille qui m’a servi. Je souhaite ne rien lui faire qui ait un rapport avec le travail que j’exerce.
— Rien!
Je fais souvent des vœux, et la plupart du temps ils sont exaucés…
Les gros titres des quotidiens:
UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DANS UN FAUTEUIL: 52,14 %
LA FÊTE A DURÉ JUSQU’AU PETIT MATIN DANS LES GRANDES
VILLES DE FRANCE
SIX CENTS VOITURES INCENDIÉES À PARIS ET LYON
ERNEST DUCASSE, CHARCUTIER À TOULOUSE: JE SUIS BIEN
CONTENT DU RÉSULTAT…
Dans le soir subtil, le sour s’avère savoureux.
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Je pousse la porte de la 109, tout doucement, dégustant l’instant à la manière d’un gâteau sec. Le lit, la table de chevet, le balcon. Les rideaux frémissent, l’océan chatoie au loin. Le crépuscule habille la pièce d’ombres rouges.
Je décalque mes souvenirs: les murs sont éclaboussés de sang; le lavabo déborde de viscères; sur la table, les restes du repas, le plateau en argent, le seau à champagne. Dans sa jolie robe blanche, Simona est paisible, les bras en croix, les yeux grands ouverts contemplant l’Éternité, un trou béant à la place de la poitrine. Son cœur palpite encore sur l’assiette blanche en porcelaine de Limoges.
« Simona… mon amour. »
Je me recueille, avant de partir en quête d’une minuscule trace. Juste une trace… Je me mets à quatre pattes et scrute le parquet, millimètre par millimètre. Sous le sommier, dans le bois d’une plinthe, une cavité. Je me penche. Là, une petite tâche marron. Serait-ce possible? Elle est microscopique. Je m’allonge et, du bout de la langue, je lèche le bois.
— Simona!
Je suce ton ultime gouttelette de sang.
Mes tempes battent. Une sorte d’orgasme me secoue. Mes muscles se tétanisent. Les larmes montent. Je pleure comme un enfant et m’écroule sur le lit, en nage. La lumière du balcon m’éblouit. Pupilles contractées.
Je me sens oppressé. Dans la salle de bain, le miroir me renvoie une tête de déterré. La baignoire a été repeinte, pourtant je reconnais la rayure du fond. Mes souvenirs sont d’une précision surprenante. Dans la chambre, le parquet n’a pas été changé. C’est du point de Hongrie, Charles X.
« Mort de Louis XIV: 1715 »
Je m’agenouille. Au croisement de la dix-septième et de la quinzième lame, le lattis est intact. La clé de la chambre, assez plate pour passer dans l’interstice irrégulier, fait levier.
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La petite pièce de bois bouge. Encore un effort, elle se soulève entièrement. Je glisse la main entre les deux solives, puis tout l’avant-bras. Je sens la sacoche, là, au fond, la tire délicatement à la manière d’un archéologue qui aurait trouvé une relique antique. Une fois extraite et ouverte, je peux enfin caresser le saigneur à désosser. À ses côtés, un équarrissoir, un couteau filet de sole, une superbe lame japonaise et un fusil à aiguiser. Mes instruments sont tous là.
On raconte qu’un bourreau trancha un jour une tête avec le couteau nippon. Après l’exécution, le condamné, tout joyeux, fit remarquer:
— Regarde, elle tient encore. — Bouge un peu, imbécile.
Et la tête roula sur le sol…
Ce sont de merveilleux outils. J’humecte la lame de l’équarrissoir en évitant de me blesser la langue. Rien que pour sentir le goût du métal.
Mais j’ai pris une résolution: je suis en vacances. Je remets le tout dans la cache et replace la latte de parquet. C’est parfait.
Je meurs de sommeil.
J’éteins la lumière qui laisse sa place à l’ombre complice…
Des rais de lumière se faufilent à travers les persiennes et me réveillent. À plat ventre, je contracte mon corps: c’est parti pour une série de pompes… Une, deux, trois, quatre. Je me sens un peu faible…
Vingt-sept… Je meurs, vingt-huit, vingt-neuf… Ah!
Trente…
— Room service. Votre petit-déjeuner, Monsieur.
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Je frémis en reconnaissant la serveuse d’hier soir. Le café fume, les croissants sont chauds, elle est… radieuse. Je ne peux m’empêcher de me représenter les trésors de volupté et de jouissance que recèle chaque centimètre de sa peau.
Avec Sud-Ouest, Le Monde, le Herald Tribune, El Pais, elle me tend Le Crime de la chambre 109.
— C’est un livre sur le meurtre de l’hôtel, en vente au rezde-chaussée. Comme vous êtes écrivain, j’ai pensé que ça pouvait vous intéresser.
— Un meurtre? Je ne savais pas.
Elle me répond par un sourire.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
Je suis là.
— Votre nom?
— Laura.
— Laura, cela vous va très bien.
Une légère révérence, et elle s’échappe. Son odeur me fait fondre, c’est probablement sa peau qui, grâce à une chimie exceptionnelle, produit cette ivresse unique. Mon pouls s’est accéléré. Je suis ému, et quand je suis ému, j’ai la larme facile: « Laura! »
Je déjeune en lisant la presse. Le résultat des élections présidentielles fait toujours les gros titres, le nouveau gouvernement devrait être nommé dans les vingt-quatre heures.
Le monde tourne, et avec lui son lot de catastrophes. La Bourse monte, mes actions se portent plutôt bien. C’est si agréable de gagner de l’argent sans rien faire.
D’ailleurs, les banquiers m’adorent et m’envient, autant que je les déteste et les méprise. L’élimination de trois d’entre eux, en début de carrière, m’a valu une mention. Il faut dire que je ne laisse rien au hasard et fait honneur à ma profession, portant haut ses valeurs. Ainsi, je m’efforce, par
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éthique, d’appliquer la méthode qui correspond à chacune de mes victimes. Un banquier se doit d’être massicoté, sans ostracisme, comme une planche à billets; un jardinier se fait écharper avec un râteau. Mais il n’est pas toujours évident de concevoir la technique adéquate: doit-on briser le crâne d’un éditeur à coups d’Encyclopedia Universalis, ou achever un avocat à l’aide d’un barreau de prison?
Le Crime de la chambre 109 par Richard Louis
« Un meurtre mystérieux, resté impuni, raconté par le magistrat qui a instruit l’affaire. »
Ça alors, je n’en reviens pas. L’assassinat de la 109 appartient désormais au folklore local. Des photos jaunies illustrent le texte, ce sont les photocopies d’un rapport d’autopsie tapé sur une vieille machine à ruban. Je lis au hasard quelques feuillets:
Dr Ducourneau: Rapport d’autopsie de Simona Nelson.
72 — Examen externe:
Le cadavre a été éviscéré. La cage thoracique est ouverte. Le cœur a été extrait de sa cavité. Les artères ont été coupées net par un objet très tranchant, probablement un couteau de cuisine ou de boucher. L’assassin est un expert.
132 — Système nerveux central:
Le cerveau pèse 1310 g, les circonvolutions et ventricules sont neutres. Le cerveau est conservé… Crâne neutre, pas de trace de coups.
Il ne manquerait plus que ça, je ne suis pas un sauvage quand même…
140 — Système cardio-vasculaire:
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Artères coronaires sectionnées, cœur extrait… 155 — Système urinaire:
Le rein droit pèse 125 g, il reste 14 cl d’urine dans la vessie.
156 — Appareil gastro-intestinal:
L’estomac contient 320 grammes de salmi de palombe, provenant du dernier repas. Traces visibles de vin rouge, probablement un Saint-Julien 1978. Le pancréas est uniforme, rose et gris. Matières fécales fermes dans le gros colon.
160 – Système génital:
Utérus, trompes et ovaires neutres. Élargissement du vagin et de l’anus indiquant un orgasme provoqué par l’absorption de drogues quelques secondes avant la mort. Pas de traces de sperme sur les parois vaginales et anales.
À l’ouverture de l’abdomen, il s’écoule un flot de liquide verdâtre.
J’enlève l’œsophage, la langue, les poumons…
C’est ignoble! Ils sont forts ces légistes pour remuer le couteau dans la plaie.
Quelques pages plus loin:
Portrait de l’assassin: on le surnomme Albert le Dingue. Tueur en série, mais aussi tueur à gages, on le dit à la solde de la Mafia. Insaisissable, la police ne possède rien de concret sur son identité, certains sont même convaincus que sous ce patronyme se dissimule une organisation internationale. Comme beaucoup de tueurs en série, Albert tue sans état d’âme. On raconte qu’il dévore systématiquement le cœur de ses victimes.
Le professeur Bossuet, de l’hôpital Necker à Paris, affirme que l’éviscération cardiaque est une sorte de signature
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morbide. Manger le cœur de ses victimes était un rite courant dans l’Antiquité. Le vainqueur absorbait ainsi la bravoure de l’adversaire abattu. Mais dans le cas du tueur en série, ce rite doit être interprété différemment. Le tueur n’a cure du courage de ses victimes. L’anthropophagie est, dans son cas, un acte barbare visant à la possession de l’âme de la victime, le cœur en étant le générateur, le centre vital. Manger cet organe est un acte intellectuel. Alfred de Musset n’a-t-il pas écrit:
« Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie. »
D’après notre enquête, Albert le Dingue a dévoré le cœur de femmes jeunes dont on suppose qu’il était épris. Par recoupement, nous avons dénombré une vingtaine des victimes sur tous les continents. Étripées sans exception.
Au chapitre « Albert le Dingue et les femmes », je crois rêver:
Comme Adolf Hitler, il aime voir les femmes déféquer sur lui. (…) L’anus est le centre de sa névrose. (…) Albert aimait trop sa mère.
Ce type est fou!
Albert a perdu deux phalanges de l’index droit dans un hachoir à viande…
Mais comment a-t-il pu savoir ça? J’ai la réponse un peu plus loin:
Ce sont des extraits du journal de Simona Nelson qui ont permis de dresser le portrait du meurtrier.
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Pris de nausées, je referme le livre. Je me sens humilié, diabolisé, et, par-dessus tout, incompris: comment peut-on s’appesantir sur mes petits travers et passer sous silence le talent, la maîtrise, la construction d’une œuvre pour le moins inédite, voire grandiose? Je suis triste. Les Droits de l’homme sont pour TOUT le monde. Pourquoi en serais-je exclu? J’ai quelques défauts, mais jamais personne, par exemple, ne pourrait dire que je suis raciste. Je le jure: j’ai tué autant de Juifs, que de nazis, que d’Arabes, que de Blancs, que de Noirs. Et je témoigne: ils ont tous la même odeur affreuse quand on les débite. Ces derniers temps, j’ai peut-être été un peu plus cruel avec les catholiques. Je voulais juste leur faire avouer la vérité à propos du Da Vinci Code et de toutes les stupidités qu’on y raconte. Rien à voir avec la religion.
Et Simona, qu’a-t-elle bien pu révéler? Je suis ulcéré de savoir que des parcelles de notre intimité ont été ainsi déballées sur la place publique.
Je sens un nouveau besoin naître dans mon ventre… C’est souvent le cas lorsque je suis contrarié. Il me faudra faire un jour la connaissance de ce Richard Louis…
Dans le couloir, les râles asthmatiques des aspirateurs se font plus insistants; je cède la place aux femmes de ménage. Elles adorent les romanciers en mal d’inspiration, c’est tellement romantique. Je préfère m’esquiver, je pourrai rompre mon vœu.
En descendant, j’aperçois Laura. Elle répond à mon petit signe. Le maître d’hôtel s’approche d’elle et la sermonne. Le mépris que lui porte son chef la rend encore plus magnétique.
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Les personnes pour qui j’ai éprouvé de la tendresse, avec qui j’ai partagé une véritable intimité, sont toutes mortes. C’est vrai que j’en ai aidé beaucoup. Mais, au fond, elles ne me manquent pas. Et puis j’ai été gâté: ma vie a été parsemée de rencontres, souvent fiévreuses et passionnées. Cela ne dure pas. L’erreur consiste à penser que l’amour est éternel. Balivernes. Le mâle est un chasseur qui traque les femelles pour les engrosser. Point. Croître et multiplier, c’est la loi universelle de la Nature. Heureusement, ladite Nature a bien fait les choses, si l’on en juge l’équitable répartition de jolies femmes sur la surface de la planète. Où que j’aille, Elle a pris soin de disposer des entités femelles compatibles, pièges irrésistibles que je gobe avec bonheur, comme des doses de point de vie réparties dans un jeu vidéo: « Gloup! gloup! »
Mais si je m’attache, si je sens que la séparation va me faire souffrir, si j’éprouve de la jalousie, alors je dois prendre ce souffle, je dois me nourrir de cette ardeur. Une fois en moi, la fureur se lénifie. Ainsi, quand je tue en dehors de mon travail, c’est toujours un acte d’amour.
Je marche dans le vent. Simona se matérialise à côté de moi, pieds nus sur le sable, dans cette immensité océane qui n’est que le prolongement de sa beauté.
Sa voix est suave:
— Tu vois le rocher, là-bas? C’est là que j’allais jouer, petite. Derrière, il y a un blockhaus de la dernière guerre. Tu te souviens?
Elle me prend la main et m’entraîne dans sa course folle. Dans ce grand cube de béton anachronique aux parois couvertes de graffitis laissés par les amoureux de passage, j’imagine les ébats, la nudité, les litres de semence déversés. Mais aussi les blessures, les corps déchiquetés des soldats.
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À l’abri des regards, nous nous embrassons comme des gamins. Puis nous faisons l’amour au rythme des vagues.
— Tu vois ce qui est inscrit là?
Elle me montre une sorte de hiéroglyphe. — C’est moi qui l’ai écrit.
Je déchiffre: « Simona =? »
Elle ramasse un caillou aiguisé, grave une croix sur le point d’interrogation et ajoute « Édouard ».
Édouard de Malmain. Un dandy au compte en banque bien garni, qui a fait les frais de ma passion pour les sciences égyptiennes.
La momification est un art difficile, mais fascinant. Ôter le cerveau par une narine, extraire les abats et les remplacer par des grains de poivre ou des herbes rares, enduire de sel et faire sécher le corps dans un courant d’air, comme on le fait pour le jambon de Bayonne et, peu à peu, voir le corps se dessécher sans se putréfier, est une expérience très enrichissante.
Je l’ai descendu un soir dans les catacombes napolitaines, qui comptent parmi mes lieux de villégiature favoris. J’y rencontre un nombre incroyable d’anciens amis qui ont en commun ce sourire édenté que l’on fait à l’éternité, et qui fait oublier le regard un peu vide qu’ils jettent sur leur passé.
« Édouard et Simona, pour la vie. »
De retour dans la chambre, je m’accoude au balcon et aperçois Laura qui se dirige vers une baraque en bois, cachée derrière une haie au bout du parc. J’ai découvert son nid. Ils sont culottés, les gérants de l’hôtel, de loger le personnel dans des cahutes de jardiniers. C’est sa pause, elle va sûrement dormir. J’aimerais me lover contre elle…
Il ne faut pas que cette petite me fasse perdre la tête.
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Dehors le soleil décline; sur la terrasse, Simona nue sur une chaise longue dévore Le Crime de la chambre 109, indifférente au petit vent frais.
Je peste:
— C’est quoi, cette histoire de journal?
— C’est très romantique de tenir un journal, tu ne peux pas me le reprocher.
— Non, bien sûr.
— Puis-je te donner un conseil? Ne mange pas trop ce soir, garde de l’appétit pour cette nuit, mon chéri. Et, au fait, dis-moi: est-ce vrai que tu te masturbais beaucoup quand tu étais petit?
Qu’est ce qu’elle raconte!
— Et ta maman, elle te battait?
Elle m’énerve…
— Tu as été violé, adolescent, n’est-ce pas? C’est ton père? Le salaud!
Je claque la porte, tandis qu’elle poursuit:
— Il est vachement bien ce bouquin. Tu as lu mon autopsie?
Je descends boire un verre, pour me soustraire au harcèlement de Simona.
Affalé dans un fauteuil club du bar de l’hôtel. Boiseries, vieux cuir, ambiance cool. Un air de jazz flotte dans l’air, Sarah Vaughan chante April in Paris, une merveille. Je suis le premier client. Laura s’approche:
— Je vous sers un whisky sour au Jack Daniel’s?
— Non. Je pense qu’un Lagavulin se marierait mieux avec cette musique envoûtante. Et un bon cigare, si vous avez.
Elle revient avec une énorme boîte humidifiée. J’opte sans hésiter pour un Cohiba Robusto. Il est parfait, et sent bon Cuba.
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Laura est plus que désirable. Suis-je devenu un vulgaire mâle en rut? Émet-elle des phéromones aphrodisiaques? Mille pensées folles défilent dans ma tête tandis qu’elle ose un: « Avez-vous écrit aujourd’hui? » — Écrit?
— Vous rédigez un roman, n’est-ce pas?
— Oh oui, mon roman. (Je tire sur mon cigare) Je cherche la trame pour un polar.
— Avec le meurtre de la chambre 109, vous en avez une toute trouvée! Vous savez, le personnel de l’hôtel raconte des choses cauchemardesques à propos de ce crime.
Un couple pénètre dans le bar, et Laura me quitte pour aller les accueillir, abrégeant notre conversation. Je suis curieux d’entendre les ragots et les légendes alimentées depuis deux décennies, qui ont sans doute contribué à enjoliver les faits.
Laura revient vers moi:
— Désirez-vous autre chose?
— Un club sandwich au foie gras avec un verre de Vic Bihl bien glacé. Et puis, j’aimerais vous parler tranquillement, Laura.
Je la sens surprise, mais pas choquée. Au contraire.
— Je termine à minuit.
— On peut se retrouver?
Le maître d’hôtel nous surveille.
— Un club foie gras et un verre de Vic Bihl, ça marche, conclut-elle avant de disparaître.
Je me prépare. Tenue de soirée: costume strict noir, chemise blanche sans cravate, la carte Gold de Thomas
Harris, et trois cigares.
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À minuit pile, je redescends au bar. Je me sens au sommet de ma masculinité: la nuit s’annonce tropicale et, après quelques jours de détente, je sais que je peux compter sur la vigueur de mon vieux compagnon, membre éminent du cercle de mes bonnes relations, qui se frotte les mains, là, dans mon pantalon.
Coiffée, maquillée, vêtue d’une robe noire cintrée qui gaine ses hanches et moule ses fesses, Laura est plus belle que jamais. Des lèvres qui brillent et un parfum – toujours non identifié – qui me trouble.
Nous rejoignons l’Audi TT roadster, louée chez Hertz dans la soirée, et roulons pendant un quart d’heure à travers les landes désertes.
À notre arrivée, les alizés nous cueillent, la mer est toute proche. Au loin, un phare lance son jet de lumière dans une obscurité secouée par une rythmique sourde.
L’entrée de la boîte est discrète. Sonnerie. Porte blindée. Videur. Laura est une habituée. Nous descendons un escalier en colimaçon. La salle est presque vide. C’est le début de saison.
Laura désigne l’alcôve où deux profonds fauteuils, à l’abri des regards, nous tendent les bras. D’emblée, nous sommes en phase, dans une même bulle. Après avoir évoqué nos parcours, nos envies, la conversation se recentre sur « l’affaire de la 109 ».
— L’assassin lui a mangé le cœur.
— C’est qu’il l’aimait.
— Voilà un mot de romancier, Thomas.
— Pas du tout, n’importe quel gastronome me comprendrait.
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— Il faudrait alors que vous cuisiniez le chef là-dessus, c’est un expert.
— Que je cuisine le chef?
Elle rit.
— À notre roman, conclus-je en levant mon verre.
— À votre roman!
Laura s’est absentée. Sur la piste, une fille ondule telle une algue sur Roxanne de Police. Ça sent la mer et la chair. C’est l’heure où le désir monte. Je me laisse pénétrer par le beat impeccable de Stewart Copeland et par les gémissements de Sting. J’ai envie de danser. Je vais être ridicule. Tant pis, j’y
vais…
Lumière et ombre; lasers. Les basses qui écrasent mes deux tympans me transportent dans une autre dimension. Waouh! Mes hanches sont un peu raides et, de ma voix cassée, je hurle:
— On the red light… Roooxanne…
La fille me sourit. Elle est encore plus belle de près. À cet instant, j’aime tout le monde.
Parade nuptiale: le mâle va accoster la femelle. Il a mis des sous-vêtements propres pour une fois, et arrosé son corps de parfums épicés. Sa partenaire a valorisé ses atouts, fait de sa bouche une muqueuse attirante, libéré ses seins sous un corsage échancré; mini-jupe moulante, jambes interminables et talons aiguilles. Une fois dans un endroit obscur, ils peuvent boire des alcools sucrés dont les vapeurs exacerbent leurs sentiments et gomment les défauts qui pourraient les faire changer d’avis au dernier moment. Là, des percussions lascives accélèrent le tempo cardiaque. Le cerveau va subitement être inondé:
1: d’oxygène,
2: d’alcool,
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3: de phéromones,
4: d’images excitantes et sublimées de l’autre.
Cette chimie enflamme le cortex  » B  » des hémisphères du cerveau. Sur la piste, pupilles injectées, la femelle se déhanche, exhibant ses fesses et sa poitrine; le mâle, quant à lui, lui tourne autour: la danse infernale de la reproduction a commencé.
Laura revient s’asseoir et me regarde, peut-être un peu agacée. Je la rejoins. Elle prend une cigarette. La flamme du Zippo éclaire ses pupilles, elle renifle. C’est clair, elle s’est fait une petite ligne aux toilettes.
— Merci, murmure-t-elle en soufflant la fumée. C’est bizarre, mais je crois que je vais avoir du mal à vous tutoyer.
— C’est pourtant facile, il suffit de dire « tu » comme dans: « Laura, tu es belle », ou « Laura, j’ai terriblement envie de toi ».
Je me suis lancé. Trop vite? Qu’y puis-je? Son être est une incitation permanente.
— Je suis bien avec vous. C’est juste un peu rapide.
Elle étend ses jambes, pose sa tête sur le bord du fauteuil, et ses yeux sur moi.
Son regard devient insoutenable. J’ai l’impression de planter mes doigts dans une prise électrique. Il faut que je les retire.
— On bouge? J’aimerais marcher sur la plage.
Le phare infatigable ensemence la nuit. Les étoiles et la lune, presque pleine, éclairent l’océan.
Allongés sur le sable, je contemple son visage, le contour de ses yeux, son menton à la ligne pure, sa peau si fraîche, si parfaite. Je crois voir Simona. Il y a des ombres derrière ce regard; il faudra que j’aille les affronter. J’effleure sa joue, ses lèvres
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sanguines. Je tends les miennes pour l’embrasser. Sa bouche me répond. Je caresse son nez, ses paupières. Suis-je au Paradis? Il faudrait que le temps s’arrête. Et il s’arrête. Pourrai-je être fidèle à ma résolution? Laura vient de s’endormir entre mes bras. Nous ne ferons pas l’amour ce soir. C’est aussi bien.
Aux lueurs de l’aurore, Laura est toujours serrée contre moi. Son corps dégage une lumière douce, presque irréelle. Je ne pense pas qu’il existe une chose aussi belle dans ce monde que cet instant. Je flashe ma mémoire pour ne jamais l’oublier.
Elle ouvre les paupières, m’offre un sourire câlin, et m’attire à elle pour me repousser aussi sec:
— Il faut que j’aille travailler!
— Tu as le temps. Viens, allons prendre un petit-déjeuner.
Titubants sur le sable blanc, ivres d’un bonheur fébrile qui vient tout juste de naître et à qui on apprend à marcher, l’un contre l’autre, nous baignons dans le flou des photos adolescentes de David Hamilton; nos ombres mesurent des kilomètres. Mélodie de Purple Haze de Jimi Hendrix en boucle dans la tête. Simona va être jalouse.
Entre nous, grands cafés, viennoiseries, oranges pressées. Laura me prend la main droite. Je vérifie que ma prothèse est invisible: avec le journal de Simona, il faut faire attention.
De retour à l’hôtel, Laura se réfugie contre moi et, alors que je l’étreins, elle confie dans un souffle:
— Merci. J’ai retrouvé dans tes bras une sorte de quiétude oubliée. Je te rejoins dès que je peux.
Et elle s’envole. Elle me manque déjà.
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Simona est planquée sous les draps, diablement sensuelle dans sa nuisette blanche. — Je te trouve très beau, tu sais… — Arrête.
— On est bien, là. J’aime ton épaule, ton cou.
— Tu me chatouilles.
— Si tu me quittais, je plongerais dans l’océan, me laissant prendre par les baïnes, je deviendrais un poisson.
— Je ne te quitterai pas, Simona.
Je caresse ses longs cheveux noirs.
Sa bouche est ferme, sa langue sucrée.
— Je t’aime, Simona. Tu vois, je suis revenu, et pour toujours.
— Et elle, alors? Tu l’aimes aussi, n’est-ce pas? Tu vas la tuer. La prendre dans tes bras de serial killer et lui manger le cœur? N’oublie pas, il faudra qu’elle soit consentante.
Cela ne me plaît pas quand Simona parle ainsi. Je suis un être humain. Je ne supporte pas d’être malheureux, voilà tout. Le chagrin me conduit à faire des bêtises. Je baisse la garde, au risque de me faire prendre comme un débutant. Chaque jour un exploit, je vis ma vie en équilibriste et en artiste. En professionnel de grande envergure aussi, que personne n’a réussi à coincer, en dépit des caméras, des micros, des analyses ADN, des chiens, de l’armée d’enquêteurs, et de services plus ou moins officiels à mes trousses. Je suis toujours là. Le seul qui m’ait démasqué, par accident, ne peut le répéter à personne, il n’a plus de bouche. Je l’ai transformé en néant, je l’ai « érasé ». J’aurais même pu repeindre les murs avec.
— Tu sais, chéri, poursuit-elle, tu as le béguin pour elle, comme pour moi. Tu as envie d’elle, comme de moi. Et je vais te l’offrir sur un plateau.
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Soudain, Simona disparaît comme si elle était entrée en moi, et je reste là, sidéré. Les yeux clos, j’imagine Laura. Pense-t-elle à moi? Je m’endors…
Midi et demi. Le soleil au zénith.
Laura sert dans la salle du restaurant:
— Nous avons aujourd’hui des cœurs de canard sautés, accompagnés d’une poêlée de cèpes en persillade et d’un cœur de laitue en salade.
— Cela fait beaucoup de cœurs, vous ne trouvez pas?
— Il ne faudrait pas que cela vous écœure.
— Va pour le plat du jour. Je salive déjà.
— Avec quoi l’accompagnez-vous?
Je consulte la carte et exulte:
— Vous avez du Léoville Las Cases 89!
Elle sourit et disparaît. La salle est pleine, Laura pimpante. Pas de fatigue apparente de notre nuit blanche. Elle rayonne.
Bientôt, sur la table, un joli plat en cuivre étamé sur une petite chauffeuse. Laura soulève le couvercle. Le fumet des cèpes m’emplit les narines. Les cœurs de canard frémissent encore dans un jus aux couleurs succulentes.
J’ai devant moi la chose la plus évoluée de l’univers, j’en suis convaincu. Quand je pense aux milliards d’années qu’il fallut au monde pour qu’il se constitue. Ces trilliards d’étoiles, d’explosions de plasma, de soupes primitives en ébullition, pour qu’apparaissent enfin le canard avec un grand C et l’homme avec un grand H. Et cette course millénaire qui voit le canard rester sur ses pattes pendant que l’homme se redresse fièrement pour finir par élever le canard et par le gaver. Le canard comprend qu’il doit développer son foie, ses magrets, ses abats, en affiner le goût, la tendresse, pour
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satisfaire son prédateur. Je jouis d’être cet homme qui mange des cœurs de canard, sous les astres, alors qu’il s’en est fallu d’un cheveu pour que ce ne soit le canard qui, assis confortablement à cette table, ne soit en train de lécher ses pattes palmées en dégustant le mien.
Serviette autour du cou, j’attaque. Ah! Quand je goûte au Léoville et que ce breuvage des dieux inonde mes papilles, je tombe dans un abîme de volupté orale complexe. Je sauce, avec un morceau de pain, la dernière goutte de jus de viande et déguste l’ail rôti, confit dans sa gousse. Tintée d’une cruauté jouissive, l’ivresse légère, accompagnée d’un très long « retour en bouche », est d’une qualité exceptionnelle.
Dans ma chambre, il fait lourd. Simona me saute au cou. Nous roulons sur le lit. Ses baisers me grisent.
Bien plus qu’un simple préliminaire amoureux, le baiser est, selon moi, la connexion entre deux êtres, à la manière d’une prise USB ou Firewire. Transitent, par ce contact, des tera-octets d’informations, des négociations de protocoles pour vérifier la compatibilité des organes, des vérifications généalogiques sur plusieurs générations. S’il y a consanguinité, un warning sera envoyé, et les corps essaieront de se raisonner. Il se pourrait que deux cousins qui s’embrassent se mettent à avoir une haleine pestilentielle – c’est du vécu. Les muqueuses, les linguales en particulier, sont un immense champ de recherche, car elles ont une fonction de connectique mais aussi de capteur érogène. Sans elles, pas de copulation: des bouches et des vagins sans lèvres, des glands impossibles à décalotter, des anus comme des trous d’oreilles et des seins ronds sans tétons…
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Je me permets de remarquer, à ce propos, que la nature n’a pas été très généreuse en quantité de surfaces érogènes. Elle aurait pu en prévoir un peu partout sur le corps comme chez les mollusques! C’est d’autant plus injuste qu’ils ne peuvent pas en profiter, étant asexués! À ce propos, mâchez bien les huîtres; avalées direct, elles prennent plus de deux heures à mourir dans l’estomac, ce qui est ignoble. Ah, si on pouvait greffer des muqueuses sans risque de rejet. Je me vois bien terminer ma vie en gémissant de bonheur au moindre contact. Finis les mouroirs, nous érigerions des temples de l’hédonisme qu’on baptiserait « Jubiloirs ».
— Papy, réjouis-toi, on t’emmène au Jubiloir!
— Hein? Quoi?
— On va t’opérer, et après tu vas prendre ton pied…
Davantage de muqueuses: c’est l’une des revendications majeures à adresser à « Eux », The Them.
The Them est une magnifique théorie que j’ai formulée adolescent. Je me la récite souvent, c’est ma madeleine à moi:
À quoi bon vivre, s’il faut mourir?
Perdre toutes les richesses, les inventions, les progrès que nous avons patiemment développés au cours de milliers d’années, nous les humains, par un labeur acharné. Abandonner nos somptueuses demeures, nos voitures de folie, nos robots, nos ordinateurs ultra-performants. Et nos adorables maîtresses. Morts, nous ne serons plus là pour en profiter.
Derrière cette absurdité, se cache une autre réalité:
« LES DERNIERS ARRIVÉS SERONT LES MIEUX SERVIS. »

Je l’affirme: il y a quelqu’un quelque part qui attend le bon moment pour récupérer et profiter de tous nos biens. L’humanité va atteindre un niveau d’incompétence, au-delà, elle sera caduque, obsolète. Alors, Raus! Dehors les humains!
« Eux », The Them en anglais, descendront du ciel pour s’installer sur terre et profiter éternellement de nos palaces, de nos villes, de nos machines, de nos DivX pornographiques et de nos MP3 gratuits. Nous devons réagir! Si tous les hommes se donnaient la main et s’asseyaient par terre, si tout le monde arrêtait de travailler, de se reproduire, de se laver, ça les paniquerait, c’est sûr…
Une énorme alarme rouge se mettrait à clignoter:
« Toot, Toot, Toot… »
— Que se passe-t-il sur Terre? crierait une voix.
— Tout s’est arrêté, c’est anormal. Nous devons intervenir, Votre Majesté!
— Très bien, envoyez le cargo 2018 dans le système solaire! »
Une magnifique pyramide volante obscurcirait le ciel, elle serait couverte de lumières multicolores clignotantes. Un
OVNI, un vrai!
Les enfants écarquilleraient leurs mirettes.
Là, on pourrait discuter.
Ils nous demanderaient dans un énorme haut-parleur:
— Que vous arrive-t-il, Terriens?
— Nous en avons assez de travailler et de mourir!
— Pardon?
— Nous voulons vivre trois cent mille ans!
— Impossible! Cent cinquante mille! — Deux cent mille !
— OK, accordé…
Et nous, malins, ajouterions:
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— Augmentez les surfaces des zones érogènes sur notre corps!
— Et qui va travailler pendant que vous vous palucherez?
— Ben! Les robots!!!
Après un long suspens, ils répondraient :
— D’accord, nous vous larguons des pilules qui opèrent une modification génétique, vous aurez les fesses devant et arborerez une vingtaine de tétons, des épaules au bassin.
— Merci à vous!
— De rien. On a tout le temps.
Pschitt, ils repartiraient.
Depuis, j’en ai formulé des doléances. « Eux » n’ont toujours pas daigné pointer le bout de leur nez biomécanique! Je ne perds pas espoir et m’y prépare, car il va falloir sévèrement négocier.
J’en frissonne par avance.
Je délire pendant que Simona m’embrasse follement. Je passe mes mains sur son dos musclé, caresse sa taille, ses hanches. Elle grimpe sur moi. Ma main s’aventure sur ses fesses. Elle est bouillante et m’embrasse de plus belle. J’effleure de « moites enclos » à travers le fin nylon. Nos corps fusionnent.
Seul dans mon lit, je reprends peu à peu mes esprits. Il est cinq heures passé. Dehors, la chaleur est à son paroxysme.
L’orage gronde. Je soulève la latte du parquet et récupère ma précieuse sacoche. J’aligne les couteaux sur la table. Un bon ouvrier doit entretenir et respecter ses outils. Du bout de l’index, je tâte le fusil à aiguiser; il a gardé tout son mordant. Le manche est en corne de buffle. C’est de la bonne marchandise. Je commence par le désosseur.
« Zip, zap, zip, zap. »
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J’adore le bruit de la lame qu’on aiguise.
« Zip, zap, zip, zap. »
Je tue le temps…
Le couteau à désosser est le pilier central de l’équarrissage, autour duquel tournent toutes les autres lames, hache comprise. Je lui ai donné un surnom: le saigneur des couteaux. Il sert, certes, à la découpe de la viande, mais, pris à pleine main, pointe en bas et lame contre soi, il va chercher la jointure de deux os au fin fond de la carcasse, pénètre dans le cartilage et coupe les ligaments. Aucune articulation ne peut lui résister: en quelques secondes, on sépare un bras du tronc, une main d’un avant-bras, une cuisse d’une hanche, sans avoir recours à la hache qui projette toujours de désagréables particules d’os et de sang qu’il faudra ensuite nettoyer. Le désosseur est la lame absolue. Sa mise au point a demandé des siècles et des siècles de coutellerie acharnée, et des centaines de milliers d’animaux (voire des millions) réduits en steaks, côtes, tournedos, escalopes, rôtis, daubes, boulettes, gigotins, et j’en passe. Au fil du temps, sa forme a atteint la perfection. Et qu’on ne me cherche pas en argumentant sur l’efficacité de futures lames laser. Certes, dans les opérations de la cornée, le laser est d’une précision diabolique, mais jamais il ne remplacera la sensation unique, je dirais presque orgasmique, que procure le saigneur des couteaux, à qui sait le manier.
Je le glisse dans ma ceinture, sous ma chemise.
La terrasse est déserte. Une tempête se prépare, le personnel rentre les nappes, les parasols et les chaises longues à la hâte. Air lourd, mer démontée. Un éclair strie le ciel, éclairant fugitivement une silhouette, celle d’un grand et athlétique surfer blond, torse nu, bronzé.
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En quelques secondes, il fait noir. Au-dessus de l’océan, les nuages sont vert foncé. Il pleut d’énormes gouttes chaudes. C’est l’Apocalypse. Une émotion sourde m’assaille. Il n’y a aucune préméditation, aucun mobile, juste un exercice pour garder la main, un contrôle de maintenance, une vidange, une manière d’hygiène…
Mon surfer court vers le blockhaus, pour s’abriter, je suppose. Les éléments se déchaînent, un bateau s’envole pour aller se fracasser au pied de l’hôtel. Un déluge s’abat sur la plage; je suis trempé, qu’importe! Il faut toujours mettre à profit les impondérables. Je suis aussi ému que le jour de mon premier rendez-vous amoureux.
Arc-bouté, luttant contre le vent, j’atteins l’arrière du bunker. Prudence. Je m’agrippe à la paroi de béton. À chaque instant, le vent manque de me renverser. Je l’aperçois. Assis sur le seuil, il semble fasciné par le spectacle. Le vent souffle maintenant en rafales, le tonnerre résonne comme des tirs de mortier, c’est la guerre. Je repère une pierre bien compacte. Il ne va pas trop souffrir. Je sens le saigneur à ma ceinture. Je suis « l’ange exterminateur ». Je lève la pierre, et, d’un geste précis, lui fracasse le crâne. Il pousse un cri, et s’affaisse. Sans perdre de temps, je pousse le corps hors de l’abri. Pris dans un tourbillon hallucinant, j’agrippe les pieds du jeune homme et le tire vers la plage. Je sors mon couteau à désosser et, plaqué sur le sol pour ne pas être emporté par la tornade, j’empoigne les cheveux, je tranche la gorge à la base du cou, priant pour que le cœur batte encore. Le couteau pénètre la chair comme du gras. Tel un puits de pétrole, le sang gicle au rythme des battements cardiaques: « tchac, tchac… ». Comme pour une gourde de vin basque, il n’y a qu’à attendre qu’il se vide complètement. Je me désaltère à cette source chaude qui
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m’électrise. Dieu, que c’est bon! Je reste là sans bouger, vulnérable. L’eau est bientôt écarlate autour de moi. Mais je sais qu’à la fin de l’orage, la plage sera immaculée.
L’hémorragie s’est arrêtée. Les vagues sont maintenant sur nous, c’est la marée montante. J’avale de l’eau salée et, dans un ultime effort, rapatrie le corps jusqu’au blockhaus. Dans ses poches, un sachet d’herbe protégé de plastique; le contenu semble intact.
« Confisqué! »
J’enroule ses baskets dans le bermuda, et entreprends de débiter le sportif. Mon geste est sûr. Je tranche, je désosse, en me remémorant toutes ces années de labeur dans la boucherie paternelle. Dès cinq heures du matin, je mettais le tablier blanc autour de ma taille et, pour prendre des forces, buvais mon verre de sang frais avec les copains. Les livreurs déchargeaient des quartiers encore tièdes, venus de l’abattoir environnant. Là, commençait l’aiguisage des outils. Résonne encore en moi le métal du fusil qui mordait les lames, celui des couteaux sur les cartilages, le ronron des chambres frigorifiques. Je revois mon père, ficeler les rosbifs à une allure surnaturelle avec une perfection qui faisait l’admiration des apprentis.
Jusqu’à ce matin où on le découvrit étripé. Les problèmes d’argent, la faillite menaçant, la concurrence des machines à débiter et des grandes surfaces, l’avaient poussé à déplacer la lame du saigneur de quelques centimètres, afin qu’elle morde sa propre chair. Il s’était littéralement éventré, à la japonaise. Ma mère ne l’a pas supporté et l’a suivi quelques semaines après, en se pendant. À l’époque, ces drames étaient banals. Il n’était pas rare de trouver un suicidé dans la cabane au fond du jardin. J’ai appris par la suite qu’il se savait condamné par
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un cancer. Grandeur de la langue française. Être « con » et « damné », n’est-ce pas être condamné?
De ce moment, j’ai gardé l’envie de mordre et ce froid intérieur qui me fait hurler la nuit.
Deux heures plus tard, dans la pénombre, le surfer est débité: filets, cubes, rôtis, côtelettes. Goût du travail bien fait. Mon père serait fier de moi. Rien ne laisserait supposer que cet étalage de viande fût jeune, beau et bien monté. À côté, un tas d’os parfaitement nettoyés me rappelle qu’il y a un chenil dans l’enceinte de l’hôtel.
La tornade s’est calmée. Je vais me rincer dans l’océan.
Je retourne au Miramar apaisé. Dans le hall, l’effervescence règne, les dégâts semblent importants. On s’éclaire à la bougie.
Une serveuse inconnue, adossée à la porte des cuisines, se remet de ses émotions.
— Pardon mademoiselle, n’auriez-vous pas quelques sacspoubelle, des grands si possible, mes affaires baignent dans l’eau?
— Mais bien sûr, Monsieur Thomas. Quelle catastrophe, vous avez vu, même le toit de l’hôtel a bougé!
Elle connaît mon nom, c’est plaisant.
Je la suis dans les cuisines; un groupe électrogène ronronne, les congélateurs fonctionnent, une lampe tempête accrochée au plafond répand sa lumière blafarde. La chambre froide s’avère tout à fait convenable. Elle me tend un rouleau de sacs de 50 litres avec lies jaunes. C’est formidable, ce sont ceux que j’utilise d’habitude. — Merci. mademoiselle… — Georgette.
— Mademoiselle Georgette.
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Elle est un peu forte, elle le doit sûrement à ce qu’elle grignote en cachette. La charcuterie, les fromages, Georgette est à coup sûr une gourmande.
— Tenez, prenez aussi des bougies, je ne sais pas quand ils vont remettre l’électricité.
— Oh, merci. Que ferais-je sans vous?
Je quitte la cuisine et rejoins ma chambre à tâtons.
La baie vitrée est grand ouverte, le vent a arraché les rideaux qui jonchent le sol humide, l’eau s’est infiltrée dans le parquet. La terrasse est un champ de bataille.
J’enfile des vêtements secs, glisse une lampe de poche à ma ceinture, près du couteau.
Je m’enfonce dans la pénombre en direction du bunker. Là, je remplis trois sacs-poubelle de chacun des tas que j’ai pris soin de préparer: ossements non reconnaissables, déchets trop humains (doigts, scalp, peau du visage, crâne), et, enfin, viande consommable. La marée haute se chargera de nettoyer le sol. Je prends les deux premiers sacs et me dirige, courbé, vers le chenil. Là, quatre chiens-loups, l’air mal nourris, et personne dans les parages. Les bêtes aboient, mais les roulements de l’océan et de la houle couvrent leurs jappements. Je leur jette un par un les morceaux de déchets reconnaissables: ils se battent, celui qui l’emporte se régale, et revient à la charge. Des bêtes pleines de vie. Comment supporter la maltraitance des animaux?
Un peu plus loin, la remise à bois. Je me saisis de la hache suspendue à la paroi gauche, sors le crâne du mort et le pose sur une souche. Le coup est terrible. Deux morceaux éclatent, comme une pomme fendue. On est peu de chose. À l’ère du téflon, notre cervelle est en perpétuel danger. Je réitère
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l’opération et jette les reliefs aux bergers tous joyeux. Je débusque un tuyau d’arrosage vissé à un robinet et nettoie hache et souche.
Derrière les cuisines, ma hotte pleine d’os sur le dos, je trouve le container de déchets alimentaires. À l’intérieur, c’est une infection. Des myriades de mouches vertes vibrent et pondent des asticots affamés. J’y déverse le contenu du sac. Les tibias et les vertèbres du surfer ne dépareillent pas avec les carcasses de crustacés pourris, les pattes de volailles, les épluchures de pommes de terre, les restes des assiettes de clients trop bien nourris. Tout ça partira demain à la décharge où l’incinérateur finira le travail.
Reste le dernier colis, celui pour la « faim ». Un allerretour pour le récupérer et mon labeur est presque achevé. Ce soir, je dormirai du sommeil du juste.
Dans le hall, l’électricité n’est toujours pas revenue. Je me dirige vers les cuisines avec mon dernier sac-poubelle. Personne. La lampe tempête est restée allumée. Je noue un tablier de cuisine autour de la taille, bloque la porte d’entrée et pénètre dans la chambre froide en frissonnant de félicité. J’extrais de mon sac un gros morceau d’épaule, trouve sur une étagère des bardes dans du papier gaufré, pose le tout sur le plan de travail et dégaine le saigneur… Je me gargarise un instant du bruit du couteau qu’on aiguise puis je tranche la viande tendre. J’en fais de beaux rôtis amoureusement ficelés. Je passe aux escalopes que je sculpte dans un long filet. Enfin, je coupe en gros dés les morceaux de troisième catégorie pour faire un sauté.
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Je range une partie de la viande dans un congélateur qui contient déjà des rôtis et des côtes de bœuf, et l’autre partie près des steaks et des entrecôtes. Il ne faudrait pas que le chef remarque un arrivage démesuré et téléphone à son boucher. Je nettoie mains et couteau au savon de Marseille. J’allume une bougie et monte me coucher en pensant au festin de demain.
Il n’y a pas de room service ce matin. C’est le jour de congé de Laura, qui doit faire une grasse matinée bien méritée. À ce rythme, cette petite va s’abîmer très vite. Je me souviens de la vie que je menais à son âge, ce n’était pas de tout repos non plus. Je me levais à cinq heures et ne me couchais jamais avant minuit. Dix heures par jour dans la boucherie. Le samedi, j’allais au bal, je rentrais au petit jour et buvais mon verre de sang chaud, élixir de jouvence qui gommait instantanément les traces de fatigue.
Pas de Laura au déjeuner non plus, c’est Georgette qui fait le service. Elle se tient près de ma table en souriant, j’ai la
cote…
— Monsieur a bien dormi?
— Très bien.
— Aujourd’hui en plat du jour, nous avons des côtes charcutières avec de la purée de pommes de terre maison.
— J’ai le droit de faire un puits pour le jus, dans la purée?
— Mais certainement, je vous amène une saucière. Vous allez vous régaler, c’est ce que j’ai mangé tout à l’heure, la viande est délicieuse.
— Je n’en doute pas…
D’autant qu’il n’a subi ni stress, ni interrogatoire musclé, ni séquestration prolongée. Les conditions idéales. Dans la salle, deux couples de retraités semblent apprécier.
Georgette pose une assiette fumante devant moi:
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— Et pour boire, avec ça? demande-t-elle.
— Vous allez me servir un Chasse Spleen 96.
Je salive comme le chien de Pavlov. Avec une cuillère, je fais une petite fontaine dans la purée, prends la saucière et y verse quelques gouttes. C’est très joli. Je fais ça depuis que je suis tout petit.
La viande est incroyablement tendre. La sauce charcutière a l’air parfaite. Les cornichons sont hachés comme je les aime. Je goutte. Je mâche. Mes papilles réagissent. Je viens d’ouvrir la vanne de la volupté. Je tourne presque de l’œil.
J’ai éjaculé dans mon pantalon. J’en suis gêné. Mais comment résister au jus de surfer?
En remontant, je découvre un pli sous ma porte. Tel un jouvenceau qui reçoit un billet doux, je le décachette avec fébrilité.
J’arriverai à l’hôtel vers 17 heures. Je serai sur la plage. Laura.
Elle a une belle écriture, régulière et arrondie, avec quelques jolies terminaisons de mots, très graphiques.
Sommes-nous jamais sûrs de nos sentiments? Hier, les intempéries et le blondinet ont monopolisé mon attention et je crains que Laura ne me file entre les doigts. D’un coup de télécommande, j’allume le téléviseur et me cale sur la chaîne info.
— Tu n’as rien compris à cette fille.
Simona. Étendue sur le lit, nue.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça?
— Elle te cache que son amant revient à la charge.
— Tu ferais mieux de t’occuper de moi, au lieu de dire des bêtises.
Simona laisse glisser le drap sur le sol et m’offre son corps sans pudeur.
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— Tu as bien travaillé hier, me félicite-t-elle. Dommage qu’il n’y ait pas d’université pour tueurs, tu aurais fait un excellent enseignant.
— Détrompe-toi, il en existe: les écoles de police. J’y ai pensé, pour mes vieux jours.
Flash info
Les principaux membres du nouveau gouvernement accompagnent le chef de l’État pour rendre hommage à son glorieux prédécesseur.
C.Q.F.D. Je n’attendais que cette inéluctable visite des présidents fraîchement élus. Ils ont tous un irrépressible besoin de rassurer la population en allant faire des dévotions sur la tombe de leur supposé maître à penser, dont l’ombre doit les grandir.
Grand bien leur fasse. En ce qui me concerne, je ne fais pas de politique, je ne suis qu’un travailleur.
L’hélicoptère décolle de Villacoublay. À 300 km/h, plus longtemps à patienter.
Simona fait courir sa main le long de ma cuisse. Elle l’amarre, nonchalante, un peu plus haut.
Elle sait y faire, la bougresse, et prendre son temps. Je suis sur le point de décoller au moment où l’hélico se pose. Nouveau président de la République, Premier ministre, au moins cinq membres du gouvernement: échevelés, enveloppés dans les volutes d’air des pales qui tournent encore. On croirait une étape de montagne du Tour de France. Nelson Monfort est tout excité. Va-t-il obtenir un mot, une bribe d’interview?
— Excuse-moi, Simona, il y a un truc à la télé… Elle joue l’indifférence et s’active de plus belle.
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De nouveau impeccables, ils s’approchent en rang d’oignons. Mon ex-voto est dans le champ de la caméra, en HD Ready. Il est très seyant.
Une magnifique gerbe d’hortensias, de roses multicolores, d’œillets d’Inde, parsemée de bruyère, va être déposée sur l’illustre tombe… Les membres de l’exécutif se bousculent presque, chacun veut être sur la photo. L’émotion gagne l’assistance…
C’est le moment: je m’empare du Nokia posé sur la table de chevet et compose un numéro. Simona reste concentrée.
Tonalité.
Je compte: « 3, 2, 1 ».
Connexion.
BOOOM!
Friture! Neige! Je n’ai eu le temps de rien voir. L’image s’est brouillée… Une mire occupe l’écran, mais le faisceau sonore reste fonctionnel. La technologie, c’est magique. Des cris stridents de femmes, d’hommes. Ça geint, ça craque, ça panique… Sensationnel.
La voix de Nelson Monfort sature:
Un attentat! Horreur… Ils sont tous morts! La présidence la plus courte de la Ve République… C’est épouvantable, je n’ai plus de jambes… Ahhhh!
Simona avale mon sexe, et je gagne à une vitesse folle des paysages sensoriels, frôlant le vertige orgasmique. Mes yeux se révulsent. Je redresse le manche, comme un Messerschmitt en 40, je fais une vrille dans le ciel étoilé et me crashe sur une île paradisiaque du Pacifique sud. Les ukulélés s’énervent, le
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ventre des vahinés frétille, leur peau brille au soleil. Elles sont enduites de monoï, me jettent des pétales de fleurs de tiaré. Leur corps suinte le désir. Je m’échappe. Je taille la brousse à la serpe, me fraie un passage dans la toundra.
Là, devant moi! Un tigre du Bengale. Énorme.
Fantastique. Génial. J’épaule mon fusil. Je vise. L’animal me regarde et grogne dangereusement. Du bout de l’index, j’appuie sur la gâchette. Je cesse de respirer…
— Ahhhh…
— Quoi? hurle-t-elle.
— Stop, Simona, il faut que je garde mes cartouches!
— Salaud! T’es vraiment un sale type.
Furieuse, elle disparaît, non sans m’avoir jeté mon slip à la figure.
J’imagine le prochain titre du Canard enchaîné:
APRÈS LA COMPOSITION DU GOUVERNEMENT, DÉJÀ LA
DÉCOMPOSITION, avec, en exergue, un commentaire de BHL: « J’ai vu pire en Bosnie. »
En principe, lorsque j’opère dans un cadre professionnel, j’adopte une approche artisanale, tendance manuelle. C’est une question de respect du client pour qui c’est un moment important de son existence. J’aime qu’il passe de vie à trépas sans trop avoir à se plaindre, tout en me laissant l’opportunité de profiter de cet instant unique où le regard se fige, où le souffle devient râle, où les membres arrêtent de trembler car le cerveau a sécrété suffisamment d’endomorphine pour calmer un peu l’angoisse. Donnant donnant. C’est beau, maîtrisé, et solennel. À l’inverse, les bombes, ça en fiche partout et, de surcroît, c’est impersonnel. On n’a pas toujours le choix.
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Mon commanditaire va être satisfait; comme d’habitude. Je ne lui pose jamais de questions. Il paye excessivement cher un service diligent, j’en déduis que ses motifs sont sérieux. Bien ou mal, qui peut juger l’histoire en marche? À une époque où l’espérance de vie ne cesse de croître, je me spécialise dans la réduction de la fracture gériatrique. Des privilégiés vivant à durée indéterminée, n’importe quel citoyen sera de mon avis: c’est insupportable! c’est insupportable! c’est insupportable!
Maintenant, reste le meilleur, toucher mon écu. Un contrat de 5 millions d’euros, tout de même… Je vais pouvoir prendre mes RTT, envisager une introduction en Bourse:
En fin de clôture, ALBERT LE DINGUE prend 12 % loin devant
LVMH et PINAULT-PRINTEMPS-REDOUTE. Dans le milieu des analystes bien renseignés, on chuchote que Bernard Arnault aurait accepté un siège au conseil de surveillance de cette start-up étonnante.
À vous les studios.
Avec ces derniers événements, j’ai failli oublier mon rendez-vous avec Laura: je me précipite sur la plage.
Les pieds dans le sable, je suis assis sur un rocher. J’ai chaussé mes Ray-Ban et mis mon Panama. L’air, saturé de varech, me fait du bien.
Je l’aperçois descendre de l’escalier en bois. Je reconnaîtrais sa fine silhouette entre mille. Dans ce paysage mouvant, on la croirait sortie d’un tableau de Monet. Les nuages dessinent des formes sinistres dans le ciel, créant des vibrations colorées.
Laura a l’air toute remuée. Je m’inquiète:
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— Tu n’es pas trop fatiguée?
— Un peu. Tu as vu l’attentat? C’est horrible. Ils sont tous morts, même Nelson Monfort.
— Nelson Monfort? Non!
— Si.
— Terrible!
Il commence à pleuvoir. Je passe mon bras autour de son cou, elle se pelotonne contre moi. Nous nous dirigeons vers le blockhaus. Décidément, cet endroit titille ma fibre créatrice.
— Tu as froid?
— Non. C’est le coin, il est lugubre. J’y ai de mauvais souvenirs.
— Alors, il faut exorciser tes peurs et chasser les ombres du passé.
— Tu crois aussi aux fantômes?
— Bien sûr. Ils vivent en nous. Pas dans des maisons hantées ou des forêts, mais dans nos têtes. Ils se manifestent quand nous sommes dans des lieux qu’ils ont côtoyés.
— Il y en a un ici.
— Ne t’inquiète pas, ma belle, nous allons le chasser.
— Comment?
— En faisant l’amour.
Laura sourit et me tend ses lèvres, laisse aller le bout de sa langue entre mes dents: je n’ai plus qu’à croquer.
Mes doigts glissent sur ses cuisses; ma main se fraie un passage et palpe sa peau veloutée. Je suis Lancelot en quête du Graal, je suis Jason cherchant la Toison. Je trouve le calice. Je m’aventure quelques centimètres en arrière, et me revient l’admirable Sonnet du trou du cul d’Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, que je lui récite à l’oreille:
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Obscur et froncé comme un œillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse Humide encor d’amour qui suit la fuite douce Des fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet.
Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse Pour s’aller perdre où la pente les appelait.
Mon Rêve s’aboucha souvent à sa ventouse;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
C’est l’olive pâmée, et la flûte câline,
C’est le tube où descend la céleste praline: Chanaan féminin dans les moiteurs enclos!
Qu’un tel chef-d’œuvre ne soit pas enseigné à l’école! Pauvre France. Visiblement, Laura, elle, apprécie les belleslettres.
Petit poucet rêveur, j’effleure la culotte de soie rouge. Plonge sur son ventre salé, remonte vers sa poitrine. Pas de soutien-gorge, elle sait vivre… Son odeur, ses fragrances me dévastent, me conduisent au champ d’Austerlitz où gisent des cadavres encore chauds. Épiderme satiné, délicat, frémissant… Cou (quelle magnifique jugulaire!), menton. Bouche. Nez. Yeux. Lobes au goût de miel. Je mordille tout et me délecte…
Ma joue sur son sein, j’entends ses ventricules qui palpitent, là, si près, à moi. Je pense au saigneur, à son âme inoxydable. Le voyage reprend. Aventurier, je parcours les milliers de kilomètres qui séparent sa nuque de son pubis, via un tour du monde, repoussant les tissus pour libérer de
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l’oppresseur vallées ténébreuses et monts des merveilles. Je conquiers des territoires où soufflent des vents chargés d’exhalaisons affolantes et hallucinogènes. Enfin, c’est la descente en parapente dans le canyon. Je tombe. L’extase devient vertige. C’est la guerre, sonne l’hallali. Mes lèvres fondent sur ses lèvres. Ma langue s’affole, mon nez se soûle à sa marée. Elle geint, elle râle. Elle m’appelle. Je la rejoins. Sa bouche dévore ma bouche. Soudain, elle bascule, me plaque au sol et vise ma ceinture.
Mon Dieu, le saigneur, collé à mes fesses. Si elle le trouve, il faudra agir vite. Je glisse ma main et l’enfonce sous moi, dans le sable. Elle n’a vu. Je l’espère.
Enfin, comme un ange sur une moto céleste, elle s’empale sur moi. Le plaisir est presque douloureux. Nous faisons l’amour Beyond imagination. Il n’y a plus de mots pour décrire ce que nous ressentons, il n’y a que des râles, des ronrons, des miaulements, des grognements rauques, des hurlements de loup. Il n’y a plus enfin que de délectables mots grossiers:
— Salope!
— Oui!
— Chienne! — Oh oui… — Ah!
Dans la position d’un missionnaire débité en pot-au-feu qui bouillirait dans une marmite africaine, j’attaque l’ultime ascension, le sommet tant convoité. Je perce la nappe phréatique, et des violons hitchcockiens vibrent dans les aiguës. La locomotive à vapeur s’emballe sur ce chemin de fer lubrifié. Je suis le machiniste fou, peut-être est-ce Gabin,
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qui, la gueule noircie de charbon, chante, dans une ambiance de métal et de feu: « je sais! je sais! oh oui, je sais! »
Quand Laura s’agenouille, je me rince les deux yeux. Que j’aime son corps, cette croupe, ces fesses fermes et rebondies, et ce cul qui, tel un trou noir, attire ma langue gourmande qui disparaît dans ce tourbillon antigravitationnel à la recherche d’antimatière.
Je m’agace à la tâche, au yang, au recto, à l’exiguïté. La botte réside dans une utilisation appropriée de l’appendice nasal – je dis cela pour les Anglais, afin qu’ils dénouent le nœud gordien qui les torture depuis toujours à propos de la French Touch. Je gomorrhise. Un coup dans l’un, un coup dans l’autre, le mouvement de l’épaule doit être élégant et rebelle. Accélération, échauffement, inflammation des muqueuses, fusion, inspiration, souffle sur les chairs: la chimie est imparable.
Laura est prête. Moi aussi, contre elle, droit, frémissant. Elle hurle, je m’enfonce. Elle hurle, j’accélère.
Jamais, non, jamais! Ah, mon amour, ma douce, ma Laura. C’est une épiphanie. Je t’attendais depuis si longtemps. Je me redresse victorieux, tel un aigle de Tolède, un César héroïque et fier. Des millions d’Albert miniatures, tous plus dingues les uns que les autres, giclent vers une mort turbulente.
« Suis-je dans l’au-delà? »
Là… doucement, je respire. Mon cœur pompe deux coups dans le vide… Il a failli me lâcher.
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Laura est couverte de sueur et de salive. Nous haletons en cadence. Les portes du temple interdit débordent.
Ici encore, la nature a commis une erreur de conception. Ce sperme gluant, c’est désagréable quand on n’a pas de salle de bain à proximité. On remet son slip par-dessus en espérant que ça sèche, bonjour l’élégance. On aurait pu éjaculer des petites graines, pas trop grosses pour que cela ne fasse pas mal, au contraire. Elles auraient pu être multicolores et éclairer dans le noir. Avec un petit goût de cachou. Autre avantage, et non des moindres, cela décuplerait les orgasmes de nos compagnes. Un peu comme ces boules dont les Japonaises raffolent. Une nouvelle revendication pour The Them.
Gloria!
Le destin s’est accompli.
À tous ceux qui me trouveraient mal à propos, je demande un instant de réflexion:
L’homme n’a jamais autant éjaculé que de nos jours. La quantité de foutre produite s’est multipliée par dix ces vingt dernières années. Le sperme devrait être le nerf de la guerre, le moteur de nos sociétés. Sur un plan économique, je l’imagine supplanter l’or noir. En utilisant la force motrice des millions de spermatozoïdes renouvelables, biodégradables, contenus dans la plus faible éjaculation, le problème énergétique sur Terre serait résolu.
L’État interdirait la masturbation, limiterait la copulation, ferait des crédits d’impôts pour le don de sperme. Son cours monterait inexorablement. Les inégalités sociales disparaîtraient: les pauvres, plus souvent qu’à leur tour bien pourvus, pourraient vendre la précieuse crème pour nourrir leur progéniture.
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On stockerait le tout dans des containers. Des systèmes de paiement en liquide seraient mis en place sous forme de trayeuses, installées à côté des distributeurs de billets, sur les trottoirs où déambuleraient les prostituées: je me fais exciter par la dame, j’éjacule dans le récipient ad hoc et je reçois une liasse de billets que je partage avec elle. Vive l’entropie!
Bien sûr, il y aura toujours des mauvaises langues pour cracher dans la soupe et affirmer que le sperme n’a pas le même goût qu’autrefois. Que quantité et qualité sont souvent antinomiques. À ceux-là, je dis: regardez la jeunesse, elle n’a jamais été aussi belle. Aussi rieuse. Aussi insouciante.
Depuis combien de temps sommes-nous là, je suis incapable de le dire. Nous sommes assis, je l’entoure, la réchauffe, la protège, l’aime. Ce que je ressens n’est pas croyable. Et pourtant. Laura est bien La femme de ma vie, celle que je n’ai jamais attendue. Elle est là. Vivante, vibrante, à moi. Et, pour la première fois, j’ai envie de tout arrêter. Fini mon métier, mes passions, mes petits laisser-aller. Tout pour elle. Rien que pour elle.
Que vais-je devenir?
— Tu as l’air soucieux, Thomas.
— Tu lis dans mes pensées? Et ton fantôme?
— Pschitt! Volatilisé.
— Tu vois… Je repars ce soir à Paris.
— Ce soir?
De grosses larmes chaudes coulent sur ses joues, je prends sa jolie frimousse dans mes mains, j’approche mes lèvres et bois ses pleurs.
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— Tu viens avec moi.
— Tu es fou!
— Plus maintenant. Prépare ton sac. Je t’enlève. Départ dans deux heures.

PARIS

Dans le taxi qui nous conduit de Roissy à la capitale, Laura, émerveillée par l’immensité de la banlieue parisienne, me tient amoureusement la main. Porte de Clignancourt, j’ai une petite pensée pour mon ami – enfin le croyait-il – Jacques Mesrine, l’ennemi public numéro un. Criblé de balles, tirées à bout portant, sans sommation, il a coloré ces pavés de son sang. Je revois encore son cadavre allongé, sa belle gueule barbue à peine tordue par la mort, ses bottines impeccablement cirées. Plus de vingt trous… Sacré Broussard! Obtenir d’un groupe d’élite de la police qu’il exécute votre contrat, n’est-ce pas du grand art?
Les kiosques à journaux sont tapissés des photos de l’attentat contre le président. Un morceau de pierre tombale sur lequel on peut encore lire le mot « Patrie » symbolise, pour Le Point, la France brisée. Je l’avoue: je ne déteste pas faire la une.
Nous traversons le dix-huitième arrondissement, ça sent bon le Paris populaire, le Paris qui grouille. Nous passons devant l’Opéra Garnier, tapi au bord de son lac souterrain. Voici le Café de la Paix, l’Olympia… et la place Vendôme. Un bijou dans son écrin. Devant l’entrée du Ritz, un portier nous introduit poussant la célèbre porte tambour. Si le Paradis existait, il serait peuplé de ces mêmes préposés qui se
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précipitent pour ouvrir les portières de limousines qu’empruntent les saints lorsqu’ils descendent dans les palaces célestes, ou lorsqu’ils font leurs courses chez le Cartier des anges. Je me sens d’humeur lyrique.
Un vigile pratique une vague fouille au corps en bafouillant les mots « attentat », « sécurité », comme pour s’excuser. À la réception, un exemplaire de The Economist accompagné d’une enveloppe au nom de Thomas Harris m’attendent. C’est très inhabituel. Je laisse Laura déambuler dans le hall, hypnotisée par les vitrines des joailliers. J’ouvre le meilleur hebdomadaire du monde et découvre, à la rubrique Business and Personal, la petite annonce suivante:
We Open Bermuda Bank Accounts http://www.openbermudabankaccounts.eu
Le sens est clair: mon commanditaire souhaite, pour la première fois de notre si longue relation, me rencontrer in vivo. C’est absolument incroyable, de graves événements ont dû se produire. Je ne connais pas l’homme qui me passe les ordres de mission. Je sais qu’il m’a recruté personnellement, c’est mon unique interlocuteur dans l’organisation. Quelle est-elle? Quelles sont ses motivations? Je ne m’en suis jamais préoccupé. Réalisation plus que parfaite des objectifs de ma part, royalties princières et couverture de mes petits àcôtés de la leur: un gentleman agreement parfait. J’ouvre l’enveloppe: une fine carte en plastique translucide sans impression ni puce apparente, accompagnée d’une note manuscrite mentionnant un numéro de l’avenue Montaigne et une heure.
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La découverte de notre suite relègue les questions professionnelles au second plan. Le lit est une œuvre d’art. Les grandes fenêtres s’ouvrent sur le ciel d’un côté, sur les jardins de l’autre. Le salon attenant déploie ses fastes. Laura ne sait où donner des yeux. Elle découvre vite les joies du jacuzzi: je l’entends qui s’ébroue comme une enfant. J’allume la télé et reste pantois: Ben Laden revendique mon attentat dans une vidéo « authentifiée » par les experts du Pentagone!
Al-Qaida est un os dans la gorge des croisés français et de leurs alliés. Al-Qaida fait naître la peur dans le cœur des traîtres et des fils mécréants de France. Nous revendiquons l’attentat contre le nouveau gouvernement français…
Je ne peux m’empêcher de sourire, plaignant ces milliards d’individus qui croient aux inventions infusées à longueur de journaux télévisés.
Dix minutes plus tard, une Laura toute mouillée, emmitouflée dans une robe de chambre moelleuse, vient se vautrer sur le lit. Le peignoir laisse entrevoir un bout de cuisse… Cette fille me rend dingue.
Laura s’est endormie, sur le dos, les bras en croix. Sa chevelure flotte sur l’oreiller. Sa beauté est idéale. Elle n’a pas de gros seins, mais leur courbe parfaite est à mon goût. Je me rhabille sans bruit…
Dans le parking du Ritz, je retrouve ma vieille Porsche 911. Je passe la main sous la jupe de la belle pour trouver la clé de contact et ouvre la portière manuellement, pour ne pas décharger la batterie qui doit être à bout de souffle. Je me
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délecte de l’odeur du cuir et de l’huile de moteur. Elle tousse, râle, et finit par vrombir comme un Hurricane dans le ciel de la bataille d’Angleterre. Avenue Montaigne, l’immeuble dans lequel j’ai rendez-vous détonne avec le style haussmannien qu’on s’attend à trouver ici. Le béton et le verre y côtoient l’acier. Pas de réceptionniste ni d’agent de sécurité, mais des badgeurs tous les trois mètres. Sous le contrôle de caméras qui cafardent le moindre de mes mouvements et grâce à la carte translucide, je franchis toutes les barrières.
Soudain, je l’aperçois dans son tailleur noir, très élégante. Elle s’avance vers moi, ses cheveux blonds sont malignement coiffés en chignon. Un badge agrafé sur sa poitrine me renseigne sur son identité:
— Bonsoir, Rachael.
— Bienvenue au siège de LCV, Monsieur. Je vous prie de bien vouloir me suivre.
Le ton est monocorde, sa voix semble irréelle.
L’interminable couloir me laisse le loisir de la détailler: ses fesses trahissent un caractère rigide, un rien pincé; la cambrure de ses reins ainsi que sa taille évoquent un côté militaire. Devant un ascenseur, elle pose sa main sur un capteur, dévoilant des ongles au vernis noir. Intéressant. La porte en acier s’ouvre sur une cabine tapissée de velours.
Une plaque en cuivre indique: « LCV World — Meeting Room »
Il n’y a aucun bouton. Je devine juste une microcaméra pointant sur ma tonsure. J’aime sentir cette architecture organique qui surveille, scrute et scanne mes moindres pensées, qui me dirige et me piège dans ses estomacs où je vais être mastiqué, digéré puis évacué. Bien que ce soit ma première entrevue avec mon commanditaire, je ne ressens aucune inquiétude. Après avoir décapité le sommet de l’État, je vais peut-être être récompensé.
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Rachael fixe le plafond dans une indifférence glacée. Elle porte Insolence de Guerlain, un parfum tourmenté qui donne quelques informations sur sa face cachée. Son regard se durcit. Je sais que j’excite en elle la rebelle qui sommeille; elle saisirait bien son fouet pour me punir…
Nous montons au ciel, l’ascension n’en finit pas. Me sautera-t-elle dessus avant l’ouverture des portes?
Un bip indique que nous sommes arrivés. Rachael est de sang-froid.
— Suivez-moi.
Nous pénétrons dans la salle de réunion. Des toiles ornent les murs recouverts de draperies ananas; je reconnais un Goya et un Picasso. Lumière diffuse. Une table de bois massif entourée d’une vingtaine de chaises occupe le centre de la pièce. Une zone de transit, un sas débouchant sur un monde parallèle, une autre dimension: celle du pouvoir.
L’atmosphère est cotonneuse. Cette chambre sourde procure l’étrange sensation d’être à l’air libre, à l’extérieur. Je parierais que la cloison est tapissée d’au moins cinquante centimètres de polystyrène. On peut hurler, s’engueuler, se frapper, et même s’envoyer des rafales de pistolet automatique dans la figure, sans être dérangés. Les secrétaires de l’étage n’entendront que le cliquetis du clavier de leur PC dernier cri.
Rachael m’invite à m’asseoir, me tend un verre d’eau et une pilule bleue.
— Prenez, c’est un Powerpoint en gélule.
— Pardon?
Une présentation Powerpoint en comprimé, ils en sont déjà là! Du langage machine, on est passés à la connexion cérébrale… à quand le Wifi branché dans la tête?
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— Ne vous inquiétez pas, il s’agit d’une technologie expérimentale mise au point par une filiale du groupe. Elle est en principe sans danger.
Elle se retire. Après quelques secondes d’hésitation, j’ingère la dragée bleue en tentant de maîtriser mon anxiété:
je n’ai pas le choix.
Bientôt, des lettres se dessinent sur le mur d’en face:
Disque plein. Pour libérer de la mémoire, vous devez effacer quelques fichiers.
Souhaitez-vous placer dans la corbeille:
– Enfance.prg
– Lombrics.prg
– Simona.prg
– Laura.prg
– Recette des œufs au vinaigre.prg- The Them.prg
— Ah, non, surtout pas… Pas The Them! Mais je ne veux rien oublier!
Dépité, je choisis « Recette des œufs au vinaigre ». Avec un peu de chance, je la retrouverais dans mon cahier de cuisine…
Êtes-vous sûr de vouloir effacer: Recette des œufs au vinaigre.prg?Cette opération est irréversible.
— Oui, puisque j’y suis contraint…
L’obscurité m’entoure. La voûte céleste se cristallise autour de moi, scintillante de milliards de constellations. Je suis allongé sur une chaise longue, sur une plage. Grâce à une sono exceptionnelle, j’entends les vagues se briser à mes
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pieds. Dans le ciel bleu outre-mer, une étoile plus lumineuse que les autres semble se rapprocher. Un avion? À moins que ce ne soit un OVNI? Se pourrait-il que mes doléances aient été enfin prises en compte par « Eux », The Them? J’entends comme de géantes trompettes assourdissantes: je n’hallucine pas, c’est bien une soucoupe volante qui fonce sur moi à une allure vertigineuse. Elle occupe toute la sphère céleste, c’est beau et effrayant à la fois. Mais, brusquement, elle tombe comme une masse et explose en vol, projetant des millions de particules. Je pousse un hurlement de terreur et sanglote comme un enfant qui aurait cassé son jouet. Parmi les débris, je lis: google.com. Quoi? The Them seraient sponsorisés par Internet?
Ce n’est que le générique.
— Quel est votre nom? me demande une voix féminine. Je réponds dans ma tête:
— Mon nom est Albert. — Bonjour, mon nom est… Bug!
Leur logiciel n’est pas au point, ça va être pénible. J’imagine les informaticiens en train de programmer ce truc. Des lettres s’affichent sur le mur:
La Trilatérale du cercle est une organisation secrète dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Sa mission consiste à anticiper les grandes découvertes scientifiques et à protéger l’humanité, au besoin contre elle-même. Les connaissances qu’elle détient lui confèrent un immense pouvoir.
Nous sommes en Égypte, il fait une chaleur torride. Des chameaux volants passent devant la grande pyramide de Chéops. Je survole le Nil et me stabilise au-dessus d’un
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radeau surchargé de lingots d’or, tiré de chaque côté du fleuve par des centaines d’esclaves.
On trouve déjà sa trace sous Thoutmosis III et Akhénaton. La prévision des éclipses permettait aux prêtres de la Trilatérale de fixer les orientations politiques ou religieuses telle que l’obligation d’enterrer les morts momifiés avec toutes leurs richesses terrestres. La Trilatérale a ainsi pu accumuler des trésors fantastiques en contrôlant le pillage des tombes. Les caches de l’organisation regorgent aujourd’hui encore de l’or des pharaons.
Séquestré dans un sarcophage, le corps entravé par des bandelettes de lin, je sens des mains me palper, déchirer mes liens et m’ouvrir la poitrine pour me voler mon scarabée d’or.
La Trilatérale a su conforter sa position par une stratégie efficace à long terme. On lui doit les prophéties bibliques, Moïse et les Tables de la Loi. Le lancement du Messie a été préparé sur plusieurs centaines d’années: le Livre a créé la demande, une armée de prophètes a été recrutée, génération après génération, pour entretenir la flamme. Quand l’heure fut venue, le Christ a eu jeu facile.
Plutôt laid, et légèrement obèse, je ne voyais pas le Fils de Dieu comme ça. Je suis assis près de Lui sous un olivier. Il me regarde avec des yeux remplis d’amour et une petite moue qui ne trompe pas. Le Da Vinci Code est un ramassis de bêtises, j’en suis désormais convaincu. Ce type efféminé au milieu des apôtres est incapable, c’est évident, de désirer la moindre femme. Marie-Madeleine est une mythomane. Vérité qui devrait rassurer les fidèles.
J’entends un coq chanter trois fois…
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L’opération a pu être renouvelée avec succès quelques siècles plus tard, en Arabie.
Dès le XVe siècle, la Trilatérale a compris les limites de la théocratie et décidé de promouvoir le commerce et la science. Ce fut la mission de deux éminents de ses membres: Christophe Colomb et Galilée.
Une galère d’esclaves moribonds mouille à l’embouchure du fleuve Orénoque. Je fais claquer mon fouet sur les épaules de l’un d’eux, histoire de leur rappeler qui est le maître à bord. Nous débarquons. Une centaine d’Indiens nous attend dans la baie, avec des jarres surchargées d’or et des pierres précieuses. Ils chantent. Là encore, il faut se faire respecter. Mon fouet siffle pour donner le signal. La garde les met en joue et tire. Ça hurle et ça saigne. Pas un survivant. C’est quand même plus humain que de distribuer des couvertures variolées, comme beaucoup font.
Le XXe siècle a constitué un tournant décisif. La révolution industrielle et médicale, l’allongement de la durée de la vie – avec pour corollaire la surpopulation, l’extinction programmée des animaux et végétaux sauvages, la surexploitation des ressources naturelles, et l’accroissement de la pollution conduisant à un réchauffement planétaire catastrophique – ont poussé la Trilatérale à prendre des mesures drastiques: déclenchement de la première puis de la seconde guerre mondiale, solution finale, don de l’arme atomique, promotion des confrontations Est-Ouest, Nord-Sud et Islam-Occident.
Dans le nid d’aigle, à Berchtesgaden, je danse avec Eva Braun. Dans le creux de l’oreille, elle me confie: Ich bin schwanger. La musique de Strauss nous enchante.
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Connaissant l’impuissance du Führer, je l’interroge: « Mais de qui donc? ». Son regard se tourne vers Rommel, l’air entendu. Ce dernier fait comme si de rien n’était; en habit tyrolien, il avale d’un trait une bière mousseuse tandis qu’Adolf fait semblant de lire le Times. (Je sais qu’il est jaloux.) Quel minable! Il n’a pas intérêt à me chercher.
Les membres du Cercle sont anonymes. Chacun choisit son propre successeur; ainsi, nul ne connaît l’identité des autres. Tous les cent ans se déroule la cérémonie au cours de laquelle les affiliés se dévoilent. Parmi les sommités, révélés le 12 juin 1910, Einstein, Freud, Von Braun…
Albert Einstein me serre la main. Nous nous promenons un soir d’été sous les tilleuls parfumés, il délire à propos d’un ascenseur qui monte en accélérant…
Le 12 juin 2010, lors de la prochaine cérémonie, les initiés connaîtront le visage des membres contemporains du Cercle. Y aura-t-il des surprises, Ben Laden assis entre Vladimir Poutine et Bono?
Les perspectives de la Trilatérale n’ont jamais été plus prometteuses. Depuis la fin des années mille neuf cent quatrevingt-dix, des recherches ultra-secrètes, notamment sur la progéria, ont enfin permis à l’organisation de désactiver biogénétiquement la bombe du vieillissement, celle qui pilote notre fin programmée.
Le traitement est parfaitement fonctionnel et les membres de l’organisation commencent à en bénéficier. Bien entendu, les sujets traités, s’ils sont désormais insensibles de l’écoulement du temps, restent vulnérables aux maladies et aux accidents.
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Le Cercle est maintenant assez puissant pour finaliser LE projet ultime: ramener, d’ici 2100, la population de la planète à 100 millions d’individus choisis, avec une l’espérance de vie théorique de 300000 ans. La Terre débarrassée du prurit humain, la biodiversité retrouvée, les équilibres écologiques rétablis, la pollution éliminée. Et, pour les hommes et femmes élus, la pauvreté, le travail, la mort, seront des mots vides de sens. Un nouveau Paradis.
La Trilatérale a mis au point la méthode idéale, à la fois douce et naturelle, pour y parvenir: le SIDA 2.0. Une mutation contrôlée du virus HIV – déjà une invention de l’organisation – transmissible par tous les fluides, y compris la salive. Effet immédiat: stérilité des femelles. Après dissémination, le virus, contre lequel les membres seront vaccinés, touchera plus de 90 % de l’humanité, ramenant le taux de fécondité à presque zéro en moins de soixante-dix ans. La planète vidée de ses habitants sans verser une seule goutte de sang, et dans un respect écologique absolu!
Un énorme triangle fonce dans un cercle et forme le logo de l’organisation qui s’enflamme.
Attention: ces informations sont ultra-confidentielles. Les non-membres de la Trilatérale du cercle qui viendraient à en prendre connaissance seront annihilés. Votre ADN vient d’être transmis pour vérification.
— C’est quoi cette histoire? Envoyer mon ADN! Arrêtez ça tout de suite, c’est une atteinte à la vie privée, je vous poursuivrai en justice… j’ai des relations!
La voûte se déstructure. Je me retrouve dans la salle de réunion, devant mon verre d’eau. L’incroyable réalisme des scènes auxquelles je viens d’assister est perturbant. L’avertissement final me secoue particulièrement.
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Soudain, un rideau tiré mécaniquement découvre une immense vitre pare-balles qui occupe le mur tout entier. Derrière la paroi de verre, une silhouette aux allures de pantin désarticulé, habillée en curé et trop maquillée se dessine. — Bonsoir Albert.
Le son sort de partout et de nulle part, une sorte de hi-fi stéréo égalisée pour que la voix soit nette, convaincante, pénétrante. Je doute un instant de l’humanité de la chose qui me parle. Est-ce un T-3000 sorti du futur de Terminator? À moins que ce ne soit un ectoplasme, un héritier de Camille Flammarion?
— Je vous prie d’excuser le manque d’élégance de ce protocole mais la sécurité n’a pas de prix. Quoi qu’il en soit, je suis heureux de vous voir. Je ne vous demande pas la pareille, je comprends que votre position ne soit pas des plus confortables.
L’homme reste debout. Je me risque:
— À qui ai-je l’honneur?
— Vous êtes ici au siège de la société LCV, – Luxe, Calme, Volupté – que je dirige.
— Bernard François!
— Bravo. Vous avez de la culture. Un homme du monde.
Moi aussi, je vous connais. Sur le bout des ongles, même.
Il se met à faire les cent pas.
— Je tiens à vous féliciter de la manière dont vous avez mené votre dernière opération.
Je bafouille quelques mots de remerciements.
— Vous êtes trop modeste. Cet attentat parfaitement orchestré fera date. Je le savais, vous êtes talentueux. Mais trêve de compliments, passons aux choses sérieuses. Vous voici désormais dans le secret de la Trilatérale. Malheureusement, cela vous condamne à mort.
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— Un membre éminent de la Trilatérale tel que vous n’a pu empêcher que le Powerpoint les informe?
— Techniquement impossible. C’est aussi bien ainsi: ils vont bien sûr vouloir vous éliminer par tous les moyens, Albert. C’est ce que je recherchais. Vous avez désormais une excellente motivation: votre seule chance de sauver votre peau est de détruire la Trilatérale avant qu’elle ne le fasse.
— Détruire la Trilatérale! J’aime les défis, certes. Mais, pour être honnête, j’envisageais plutôt ma retraite.
— Trop tard. Et puis la compensation financière est au-delà de vos espérances: j’ai décidé de vous offrir 30 % de la startup qui commercialise le MXP4. Une révolution dans le monde des œuvres de l’esprit. Elle sera bientôt plus célèbre que Gutenberg, détrônera Google et Microsoft avant un an. Le cours de l’action sera multiplié par mille. Albert, vous êtes désormais l’un des hommes les plus riches du monde.
— Si je ne peux pas en profiter.
— Vous avez quelques papiers à signer.
Il pousse un tiroir qui s’ouvre de mon côté, on se croirait chez les carmélites. Je m’empare du volumineux dossier et commence à parapher les documents.
— J’ai une autre surprise pour vous.
Il presse un bouton sur son téléphone mobile. Rachael fait son apparition et pose devant moi un hybride de grille-pain et de fer à repasser.
— Il s’agit d’un prototype, un greffeur de prothèses bio synthétique. À partir de cellules souche, un peu comme une queue de lézard, il va permettre la repousse de votre doigt en quelques instants. J’ai pensé que vous apprécieriez.
Intrigué, je retire ma prothèse et j’insère mon moignon. Je n’ai rien à perdre, après tout. La machine émet une vibration désagréable. Je ressens un picotement dans ma main. Ce n’est pas douloureux.
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Il poursuit:
— Il existe des dissidents de la Trilatérale qui luttent dans l’ombre. Trouvez-les, ils vous donneront le traitement génique qui stoppera votre vieillissement. L’immortalité pour vous, Albert, l’immortalité! Avec eux, vous constituerez une force capable d’abattre l’Hydre.
— Mais pourquoi, cher Bernard, si vous me le permettez? Cela fait plus de vingt ans que je travaille pour vous. Pour la Trilatérale, en fait. Que se passe-t-il? Pourquoi les trahir aujourd’hui?
— Je suis en phase terminale. Atteint d’un cancer du colon, il ne me reste que quelques semaines à vivre. En ces derniers instants, je n’ai d’autre souci que celui de partir en paix. Je ne veux pas passer l’éternité en enfer. Cinq milliards neuf cents millions de morts, c’est trop pour moi… Je veux expier.
— Pardon?
— Albert, je vous ai choisi. Je n’oublierai jamais votre classe et votre courage. Vous rappelez-vous Jean-Paul Ier, ils n’y ont vu que du feu. Quant à Massoud ou Rafic Hariri, quelle perfection! Aujourd’hui, en prime, je vous offre la peau de celui qui vous a mis dans ce pétrin: la mienne. Je vous confie un ultime contrat, avec la clause « châtiment maximum ». Vous allez m’exécuter, Albert. Et peut-être que Dieu, dans son immense miséricorde, m’accueillera près de lui.
— Je suis tout à fait prêt à vous être agréable. Vous m’êtes sympathique et je vous dois beaucoup.
— Qui sait? Avec un peu de chance, mon sacrifice empêchera le génocide de l’humanité. Albert, vous êtes le seul à pouvoir sauver le monde.
— Pour être franc, ce n’est pas trop ma tasse de thé.
— Pourtant, vous l’avez sauvé une fois déjà, en Argentine.
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J’hésite un instant. Buenos Aires, 1986, mes débuts:
— Klaus Kriech? Le médecin nazi que j’ai liquidé? Quel rapport?
— Au terme de votre mission, vous m’avez rapporté le livre que Kriech avait dérobé à la Trilatérale. Un ouvrage extrêmement précieux, appartenant à notre Cercle depuis toujours, au sein duquel étaient consignées des théories basées sur des expériences qui pouvaient s’avérer éminemment dangereuses. Or, une fois le livre en main, le docteur Kriech en a fait le plus mauvais usage. De concert avec ses amis nazis, il s’en est servi pour sortir Hitler vivant du bunker, tout en laissant son corps sur place.
— Que racontez-vous là?
— Cher Albert, le temps m’est compté. Je ne peux entrer dans les détails. Ce manuscrit va vous être remis. Ne l’utilisez qu’en dernier recours… Il a des vertus funestes, vous l’aurez compris.
Un frisson me saisit; Rachael me prend la main, et arrête la machine.
— Vous êtes trop agité, vous risquez de faire échouer l’opération. Veuillez extraire votre index de l’appareil.
J’ai peine à le croire: mon doigt est revenu. C’est bien lui, il bouge, je le reconnais. Tout neuf, légèrement plus rose que les autres, un peu moins ridé. Mon doigt! Je l’embrasse.
— Vous êtes comme un enfant. Jésus a dit: « Bienheureux les cœurs purs, le royaume des cieux leur est ouvert. »
— Il a dit aussi: Beati pauperes spiritu, ajoute Rachael.
— Vous parlez latin? Je suis admiratif. Mademoiselle, vous allez raccompagner notre invité. Je suis désolé, je ne tiens plus debout. À très bientôt.
La lumière se tamise, Bernard François disparaît.
Au rez-de-chaussée, Rachael me tend une lourde sacoche et un document précisant l’emploi du temps de ma dernière
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cible: Bernard François. Un coup d’œil rapide m’apprend qu’il commencera très tôt sa journée du lendemain par des dévotions à Notre-Dame. En quittant Rachael, je ne peux m’empêcher de lui poser la question qui me taraude:
— Sauveriez-vous une tortue retournée trouvée en plein désert?
Sur le chemin du retour, je repense aux dernières volontés de l’homme d’affaires. Anéantir la Trilatérale avant qu’elle ne m’élimine: c’est de la légitime défense, rien à redire. Faire subir à mon commanditaire un traitement spécial, digne de figurer au panthéon des morts violentes, comment le lui refuser: je viens juste de faire sa connaissance mais il inspire le plus grand respect. Quant au livre du Dr Kriech, glissé dans la sacoche remise par Rachael, il suscite en moi de désagréables réminiscences. Je préférerais avoir oublié cette mission. J’avais retrouvé la trace de ce médecin des plus hauts dignitaires nazis dans une immense latifundista perdue aux confins de l’Amazonie. Pendant le mois que nous avons passé ensemble, le temps de lui faire avouer où il dissimulait le livre, j’ai appris à bien le connaître. Aussi incroyable qu’il puisse paraître, le bonhomme me faisait peur.
Le jeune Kriech avait été un aide indispensable du Dr Mengele, puis, repéré par Himmler, il avait su atteindre le premier cercle jusqu’à devenir l’un des médecins personnels du Führer. Du rectum de Goering, des calculs biliaires de Speer aux reflux gastriques d’Eva Braun, le bon docteur avait soigné tout le gratin du régime. Et cela, grâce à une spécialité de son cru: l’effet ultra-placebo ou médecine hallucinogène. D’ailleurs, le Führer ne s’y était pas trompé: lorsque
Goebbels proposa sa solution de cancers généralisés grâce à
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des sièges de WC émettant des rayons X, Adolf se mit dans une colère noire: vingt minutes par personne, trois personnes à l’heure, trente-huit ans pour en éliminer un million, c’était stupide!
Klaus Kriech avait alors exposé un plan basé sur une idée simple et peu coûteuse, m’avait-il expliqué. Elle consistait à faire visionner des films atroces – dont les scénarii étaient signés par lui-même – à des dizaines de milliers de patients sous l’emprise d’amphétamines améliorées, pour les pousser au suicide dans le quart d’heure. « La puissance de l’hallucination est sans limites », rabâchait-il. Grâce à elle, on peut générer des leucémies, des maladies psychosomatiques, des psoriasis. Il postillonnait: « Quel dommage! Juifs, Tziganes, homosexuels et autres dégénérés n’étaient qu’un apéritif. Encore quelques semaines, et nous finalisions notre accord avec les Américains sur les Nègres. »
Kriech portait une moustache à la Chaplin et des lunettes cerclées derrière lesquelles se cachaient de petits yeux angoissés.
À la fin de mon séjour, nous avons tenté l’expérience ultime, « le voyage », comme il disait: quitter son corps pour errer entre l’éther et l’espace. On commençait par se bourrer d’un subtil mélange à base d’héroïne et de méthamphétamine, ainsi que d’autres composants dont il taisait le nom. Puis, il se mettait à incanter:
Herr töt zaglo. Kam zöt erroe…
Je m’en souviens comme si c’était hier. Dans sa minable chambre humide, nous étions assis face à face. Une bougie nous éclairait. Après avoir tracé des figures bizarres tout autour de nous, il resta immobile à me fixer; il me faisait penser à un iguane de Patagonie. La table était couverte de
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poudre blanche, on se serait cru à Megève au mois de mars. Nous en avions le nez rempli. Il faut bien admettre que son truc était costaud. Il nous a fallu de longues heures de pratique avant d’obtenir un début de résultat. La première fois que nous l’avons senti fonctionner, j’ai eu l’impression de me retrouver en enfer. À l’intérieur de lui, de petits vers jaunes grouillaient et empestaient la charogne. Visiblement, la sensation que je ressentais entre ses fesses devenues miennes laissait supposer une énorme expérience de sodomisation par tout ce qui pouvait se présenter, quelle qu’en soit l’origine, organique, végétal, carbonique, liquide ou gazeuse…
Son espace mental était une infection. Un caveau trop plein. La barbe poussait en s’accrochant aux murs souillés, comme une glycine noire. J’errais dans les latrines de son esprit, aux parois couvertes de virgules marron, peuplées de mouches vertes, remplies de papier journal d’extrême droite sur lequel se serait torchée une garnison SS atteinte de gastroentérite. Lui, en revanche, semblait indisposé par la propreté maniaque de mon « moi », par l’ordre qui régnait dans mes idées; mes fantasmes étaient aux siens ce que l’eau de Vichy est à l’absinthe des poètes maudits. Il me trouvait pathétique, triste, névrosé, bourré de complexes, timide, fade, sans goût. Il m’agaçait!
J’ai fini par voir clair dans son jeu. Ils sont malins ces nazis. Mais pas assez…
Encore en état de transe, j’ai pris peur. Comme je savais désormais où il cachait le livre, je l’ai attaché nu sur la table, en compagnie de quelques rats et d’une colonie de fourmis carnivores qui passait par là. Il a crié comme un damné pendant quarante-huit heures. À la fin, il ressemblait à un acteur d’Evil dead 2 passé à la tondeuse à gazon. Finalement,
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je lui ai mis une balle entre les deux yeux, puis une dans chaque orbite pour être vraiment sûr qu’il ne m’hypnotiserait plus jamais. Il est probable que ses neurones couvrent encore les murs de sa retraite. Ce n’était pas du petit calibre.
Le lendemain, huit heures pile, je suis dans Notre-Dame. Agenouillé sur un prie-dieu, je m’imprègne de l’atmosphère de ce chef-d’œuvre gothique. Autre prodige d’un style résolument plus moderne, le dispositif de surveillance. Une ribambelle de caméras à neutraliser, car il est hors de question que je retrouve le DivX d’Albert le Dingue au travail en téléchargement sur youtube.com.
Des centaines de bougies allumées frémissent au moindre courant d’air. Je scrute les faces écorchées des statues en écoutant la formidable réverbération de la voûte. Cela a son charme… Les vitraux s’illuminent lorsque le ciel s’éclaircit. Il n’est pas surprenant que des esprits imaginatifs aient ici des visions mystiques.
À chaque changement de pénitent, au moment où la porte d’une cage en bois installée dans le maître-autel s’entrebâille, j’aperçois un bout du confesseur, assis dans son fauteuil. Il officie d’une cabine car son état de santé ne le lui permet plus d’aller jusqu’au confessionnal. Il faut bien reconnaître que rien ne l’épargne: couperose, obésité, dermatose à squames blanchâtres. Il a beau égrener son chapelet à longueur de journée en attendant les amateurs de lavage, rinçage et essorage de l’âme, rien n’y fait, le vieillard périclite.
C’est à moi. De la main, il m’invite à le rejoindre. Dans l’isoloir, je réprime un hoquet d’écœurement. Une odeur de vieux bois ciré se mélange à celle des émanations corporelles que génèrent les confessions trop charnelles comme si les
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péchés avoués perlaient sur les fronts, coulaient sous les bras, dans les plissures de la peau, se matérialisaient dans les larmes, les postillons, et finissaient comme un verni épouvantable et crasseux sur le bois patiné. Con-fesse, éloquents mots accolés…
Je vais devoir faire une bonne action. Le prêtre me fait signe de fermer la porte et de m’asseoir par-devant lui. Une étole blanche ornée d’une croix brodée au fil d’or entoure son cou.
Pas de temps à perdre.
Saisissant les deux extrémités de la bande d’étoffe, je serre de toutes mes forces. Il se colore en violet, couleur mystique et cardinale qui sied à la circonstance, et s’affale, langue pendante au bord de sa bouche tordue. Il est grotesque.
J’aperçois une châsse encastrée dans la paroi sculptée du mur. La plaque de verre qui la ferme n’est pas scellée. Je soulève mon bonhomme et l’allonge dans ce cercueil improvisé, les bras croisés, le chapelet artistiquement mêlé à ses mains. Je rentre sa langue dans sa bouche et admire quelques instants mon installation. Elle devrait faire fureur à la prochaine FIAC.
À l’extérieur, une jeune femme attend son tour. Je remarque, derrière elle, Bernard François qui vient d’entrer dans la nef.
— Ce n’est pas le père Dubourdieu, aujourd’hui? me demande-t-elle angoissée.
— Le père Dubourdieu est souffrant, ma fille.
— Bénissez-moi, mon père…
Les murmures de la jeune femme m’excitent terriblement.
— J’ai commis le péché de chair. J’ai fait l’amour avec mon fiancé.
— Mon enfant, avez-vous mis un préservatif?
— Oui, mon père.
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— Je vous rassure, c’est véniel… Ce n’est même pas un péché. Grâce au préservatif, il n’y a pas eu de contact charnel. Le canon considère qu’ainsi on ne trompe pas. C’est pour cela que nous y sommes si opposés. Comprenez-vous?
— Vraiment? vous êtes sûr…
— Je ne vous donne pas d’absolution, vous n’en avez pas besoin. Comme les antibiotiques, si on en abuse, ils ne font plus d’effet. Allez en paix, mon enfant…
Lorsque la jeune femme sort, Bernard François vient prendre sa place.
— Bénissez-moi, mon père, j’ai beaucoup péché.
Bernard est de la vieille école. Je murmure quelques mots inintelligibles en déformant ma voix, et trace une croix dans l’espace:
— Je vous écoute, mon fils.
Dans la pénombre, il ne peut me reconnaître.
— Mon père, je suis un assassin… Je suis atteint d’un cancer qui ne me laisse que quelques jours à vivre. J’ai perdu vingt kilos en cinq semaines. Je veux rencontrer le Seigneur l’âme purifiée.
Je feins l’étonnement.
— Des assassinats, mais encore?
— Je ne suis qu’un maillon d’une chaîne. J’ai fait exécuter des gens pour le compte d’une organisation dont le but est de détruire une grande partie de l’humanité.
— Vous n’avez donc pas tué vous-même?
— Non.
— Mais vous avez donné l’ordre de tuer des innocents.
— C’est cela, mon père.
— Avez-vous rémunéré correctement les gens qui agissent pour vous?
— Oui, ils sont très bien payés, répond-il un peu surpris de la question.
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— Seriez-vous prêt à divulguer leurs noms?
— Non, mon père, je regrette.
— Mais vous comprendrez, mon fils, que le pardon est lié à la dénonciation de ces scélérats qui doivent cesser de tuer des innocents.
— Je sais, mon père. Soyez assuré de ma dévotion. Je dois vous prévenir: l’organisation dont je vous parle comprend plusieurs membres du haut clergé.
— Pour vous absoudre, je me vois contraint de vous infliger une pénitence exemplaire, mon fils. Vous viendrez ce soir, ici même. Vous vous laisserez enfermer après minuit afin de faire un chemin de croix expiatoire sur les pas du Christ.
— Bien, mon père.
— Allez en paix.
Bernard François quitte la basilique d’un pas plus alerte. Il semble soulagé. Je le suis du regard à travers le rideau jauni.
Voilà qui me laisse toute la journée pour profiter de ma douce, et peaufiner la grande soirée-pénitence: il faut que cela soit parfait. Je ne supporte pas la médiocrité, l’amateurisme… Qui plus est, je me dois d’honorer Bernard François qui fut un commanditaire hors pair – j’ajouterai même bon payeur, ce qui ne court pas les rues – et dont la dignité, dans ces moments cruciaux, inspire l’admiration.
En rentrant, je fais un crochet par le Bazar de l’Hôtel de Ville. Le BHV, comme l’appellent les Parisiens, est sûrement la meilleure boutique de bricolage au monde. C’est un eldorado pour les artistes dans mon genre. Je m’équipe d’un impressionnant maillet en acier, de pitons de montagne, de fil de fer barbelé aux piquants de cinq centimètres, de lacets de cuir, de plombs de couture et de quelques autres babioles…
Vingt-trois heures, sur le parvis de la cathédrale, j’attends la fin de la messe. Ça bêle des cantiques, des mots creux résonnent. Je baille.
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Quand la foule se disperse, je surprends Bernard François prostré, en pleine épectase. Je me cache tandis que les vigiles font sortir les derniers fidèles. Mon commanditaire s’est volatilisé, respectant docilement mes instructions.
Bientôt, les lumières s’éteignent. Les bruits de pas me permettent de localiser les cinq vigiles en service, des grands blacks avec un écouteur à l’oreille. Deux d’entre eux discutent devant la porte où se sont engouffrés les trois autres. Le moment est venu d’étrenner mon nouveau couteau de commando à lame inoxydable et manche en corne de buffle véritable, une petite folie.
Ils sont à un mètre de moi. Je toussote, ils se retournent, et, d’un unique geste ample, rapide, aérien, digne de Manolete, je tranche les deux gorges. Le sang gicle des quatre carotides, ils se regardent un instant, éberlués, et s’affalent, poupées de chiffon sur le sol dallé. Je pénètre dans des appartements privés; ils ne s’ennuient pas dans le clergé, c’est un véritable palais. Tous les SDF de la capitale pourraient y trouver refuge. Au vestiaire, un garde esseulé subit le même sort que ses camarades. Zap! Il fait juste un bruit de piston au moment où le sang jaillit. Je suis en forme ce soir. Au sous-sol, dans une lumière cathodique bleutée, les deux derniers vigiles jouent à World of Warcraft, s’entre-tuant dans la joie et la bonne humeur. Je suis au service web de Notre-Dame. Les PC servent sans doute aux ordinations. Mon doux saigneur sectionne leurs casques, mord leur gorge juvénile. Bientôt, les écrans sont maculés de sang bien rouge et pas virtuel pour une fois. En passant, je désactive le système d’enregistrement des caméras de surveillance. J’entrepose les cadavres dans la crypte où je trouve par chance un accessoire indispensable à ma mise en scène: une cagoule de bourreau. Je suis aux anges. Si un jour mon histoire est portée à l’écran – après tout,
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cela a été le cas pour celles de collègues moins talentueux –, la cagoule sera très esthétique sur l’affiche. J’espère qu’ils ne me feront pas une promo de série B, baise line minable, sortie au mois d’août dans cinq salles et critique dévastatrice, mais plutôt des quatre par trois dans le métro avec une méga-star américaine; je verrais bien Al Pacino, ou, pourquoi pas, Gary Oldman. Et, écrit en lettres rouges:
Albert le Dingue
La Trilatérale du Cercle
Dolby/ 5 .1/ MXP4/ Numérique / 4D Temps prémonitoire
Je suis fin prêt pour le rôle de ma vie. Je retrouve ma victime prostrée dans la nef, immobile comme un diacre, visage contre la pierre. La cérémonie expiatoire peut enfin commencer.
Dans une sacristie, j’ai repéré une croix grandeur nature en pin des Landes traité. Elle aussi pèse son poids. Je la porte jusqu’à l’entrée, devant la première station du chemin de croix. Je déclame en psalmodiant:
— Bernard. Vous acceptez d’être jugé et condamné par un tribunal humain. Votre agonie sera lente, votre sang lavera tous nos péchés.
Il relève la tête. La résignation se lit dans ses yeux déjà voilés: il est prêt à vivre la passion du Christ. Je lui désigne d’un mouvement de tête la première station.
— Ô Jésus, qui avez dit: « Si quelqu’un veut venir avec moi, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. »
Pas mal, j’aurais pu faire un bon curé. Ma voix porte religieusement et l’écho la transporte sous l’impressionnante voûte.
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— « Ils déchirèrent ses vêtements et le couvrirent de crachats. »
J’adore cet épisode, je m’en donne à cœur joie. Je lacère sauvagement, mais en artiste, son costume taillé main de coups de couteaux et lui crache à la figure. Lui ne bronche pas, émettant juste, de temps à autre, quelques plaintes étouffées. Je lui arrache sa chemise, et découvre un torse déjà flétri et d’une maigreur pathétique. Je lui assène une giclée de coups de fouet qui le font plier. Ses gémissements ont une certaine élégance, une esthétique raffinée, que j’ai peu souvent entendue.
Je sermonne de plus belle, ma voix de ténor a des accents italiens:
— « Puis Il prit sa croix sur son épaule et monta vers le Golgotha. »
Lorsqu’il entreprend de porter le lourd fardeau, Bernard se met à trembler; j’ai peur qu’il ne tienne pas. Pourtant, il se soumet, et tente de se mouvoir. — Vous n’êtes pas un manuel… — Non, souffle-t-il.
Il a tant de cœur à l’ouvrage qu’il me ferait presque pitié. Je décide de l’encourager par une nouvelle volée de coups. Il se traîne sur les vingt mètres qui séparent les deux stations du chemin de croix. Ses épaules sont en sang. Il s’affale. Merveilleux. Il tombe à point pour la troisième station.
— « Ils tressèrent une couronne d’épine qu’ils Lui enfoncèrent sur la tête. »
Je sors alors de mon sac une couronne en fil de fer barbelé dont je suis très fier, et la lui enfonce sur la tête, lui arrachant un cri. Comme sur la peinture ornant l’une des chapelles latérales, les épines transpercent ses arcades sourcilières. L’expression de la souffrance sur son visage est de première qualité. Sa transpiration mêlée au sang, aux larmes, aux
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crachats, aux ecchymoses suintantes, lui donne l’apparence mystique d’un authentique écorché d’El Gréco. J’ai le sentiment de créer une œuvre majeure qui dépasse Vélazquez, Rembrandt, Rubens ou le Titien, voire Michel-Ange. Je travaille la matière, la couleur et la forme, et ma composition éphémère s’intitule: La Passion de Bernard François.
Le pénitent est aveuglé par le sang qui dégouline sur sa face. J’y suis allé un peu fort. Pourtant, chez Dürer ou Fra Angelico, il n’y a presque pas d’hémorragie, le Christ a un très beau regard, quoiqu’un peu concupiscent à mon goût. Ça dégouline, et, à chaque gifle assenée, ce sont des gerbes de sang qui repeignent le décor. Par respect pour l’original, et pour faire durer les réjouissances, à l’instar de Sainte Véronique, j’essuie le visage du supplicié. Je crains que Bernard ne me joue un vilain tour en mourant avant l’heure, ce qui serait très contrariant: hors de question de laisser cette fresque inachevée!
Accablé, mon Christ tombe, une seconde fois. Sa poitrine se creuse, il halète et, dans un ultime effort, me remercie:
— Vous êtes parfait.
Je le secoue.
Bernard a un petit rire jaune avant de tourner de l’œil.
J’attrape alors des cierges allumés. Je fais couler la cire chaude sur le thorax du pénitent. Ça crépite. Il reprend conscience. Son visage est tuméfié, mutilé, à tel point qu’il lui est impossible d’ouvrir une paupière car le sang s’est coagulé. Le pauvre pantin ne peut que grimacer de souffrance et de dégoût. Il faut dire dans ce mélange de sueur et de bile préfigurant la mort imminente, l’atmosphère est irrespirable… Il faut faire vite. Je déballe mes instruments, les pitons d’escalade et le maillet, dispose la croix sur le sol et psalmodie:
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— Ô, Jésus, pour nous sauver, vous allez endurer le cruel supplice de la crucifixion. Daignez m’apprendre à mortifier ma chair et toutes mes passions déréglées. Daignez graver profondément en mon cœur les saintes plaies de Bernard crucifié.
À la vue des clous, pris de secousses tétaniques, Bernard s’affole. Je m’inquiète:
— Seriez-vous épileptique?
Il bave et dément de la tête. Je suis rassuré: un épileptique en crise ce n’est pas beau à voir. J’immobilise son bras droit sur le bois et positionne le clou entre coude et poignet. Si ça ne tient pas, j’en mettrais deux. Je martèle le clou qui s’enfonce de cinq centimètres dans le muscle. Bernard a les yeux clos, un rictus lui barre le front, il est méconnaissable. Je tape comme un damné, le clou rentre dans le bois. Bientôt, le bras est solidement fixé. Ça saigne. Je dois me dépêcher, il va perdre connaissance. Lorsque je m’occupe de son membre supérieur gauche, j’entends ses aisselles craquer, les muscles de ses épaules se déchirer. Au tour des jambes. J’ai l’impression d’être un tanneur, travaillant la peau, malaxant et étirant les ligaments en tous sens, faisant saillir les os.
Je soulève la croix, il ne pèse pas lourd le saint Bernard. Ça tient tout juste.
Son teint est terreux, sa face d’une beauté divine. Dommage qu’il ait les cheveux en brosse et qu’il soit imberbe.
Il regarde son bras crucifié et émet un borborygme; je lui demande d’articuler en le rouant de coups.
— La ba… la bague.
Il porte une sorte d’alliance à l’index. J’essaie de la lui retirer, elle résiste. Comme elle fait corps avec la chair, je dégaine le saigneur et, d’un coup sec, lui tranche le doigt au
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niveau de l’articulation pour récupérer le curieux bijou en platine. Il est couvert de minuscules signes gravés à l’intérieur. Je le passe à mon index flambant neuf: mon doigt retrouvé mérite un petit cadeau.
Il fait chaud. Il va se vider en moins de deux. Avec des morceaux de tissu, je lui fais des garrots pour stopper l’hémorragie.
— Bernard, je vais vous canoniser pour votre courage.
Je déclame de mémoire:
— In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti!
J’ai pris un accent papal. J’adore le latin. Lui ne bronche pas.
— Vous devez me répondre: Amen! dis-je en vociférant des injures.
Sa sainte face s’anime, il répète dans un souffle, pitoyable:
— Amen… Ils vont vous tuer, Albert… Ils vont vous tuer… Prenez garde! Votre successeur est déjà en route…
Vous êtes son premier contrat…
— Ne vous inquiétez pas, j’ai de la réserve…
Il a sa dose, le pauvre vieux. Je me recule pour apprécier le tableau et parachever. Il pend un peu en avant, je crains qu’il ne se détache. Je noue une bretelle autour de son cou, de manière à ce qu’il reste bien collé à la croix, et dresse le tout devant l’autel. La Passion de Bernard François est un chefd’œuvre.
Mince! Je n’ai même pas d’appareil photo pour immortaliser la scène.
Je me recueille un instant. On a beau douter, on n’en est pas moins respectueux des croyances de son prochain.
Je me débarbouille dans le bénitier, histoire de retrouver une apparence normale. Je dépose la cagoule sur la tête d’une statue de saint François.
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Quatre heures du matin. Je rentre, avec le sentiment du devoir accompli. Devant la préfecture de police, une dizaine de policiers montent la garde, armés jusqu’aux dents et vêtus de gilet pare-balles. C’est la guerre.
Au Ritz, le concierge me tend un message:
Chéri, je suis dans une boîte non loin d’ici avec des nouveaux amis de l’hôtel. Ils sont super, tu verras. Ta Laura.
Je n’aime pas ça du tout. Devant mon embarras, le concierge croit bon de devoir préciser que ma fiancée s’est fait la malle avec « Monsieur Christophe, vous savez, le chanteur blond qui chante Les Mots bleus ».
Christophe… il n’est pas tout jeune, mais quand même, c’est un grand artiste, un pro de la drague, il est capable de l’emballer.
Dans la suite, tout est sans dessus dessous. Sacs éventrés, lingerie éparpillée… Mes sens s’aiguisent. Je ne suis peut-être pas seul. Je sors le saigneur.
Dans la penderie, entre mes chemises et mes pantalons, un mouvement. En un éclair, je saisis l’individu au collet et le plaque contre le sol, couteau sur la carotide, prêt à le décapiter dans les règles de l’art.
— Albert, arrêtez, c’est moi…
— C’est qui? vous…
— Henri, vous vous souvenez, Monsieur Henri.
— Monsieur Henri, quelle surprise! Ça fait combien, huit, dix ans?
— Oui, c’est fou comme tout passe vite. Mais c’est toujours un bonheur de vous voir.
Je relâche mon étreinte. Monsieur Henri se lève et arrange sa chemise. Il n’a pas changé.
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— Albert, je sais que vous êtes très occupé, mais, à l’occasion, j’aimerais beaucoup que vous me donniez des détails sur mon assassinat. M’avez-vous drogué? Comment avez-vous procédé?
— Monsieur Henri, je regrette, le moment est mal choisi pour les confidences. Pourriez-vous plutôt m’expliquer ce que vous faites dans mon placard, et me dire qui a mis le souk dans ma chambre?
— Pour ne rien vous cacher, je vous observais, vous et la petite. Quelle adorable créature. Vous en avez de la chance. Il ne faut pas m’en vouloir, depuis l’accident, je m’ennuie… Si vous saviez comme je suis heureux, Albert. Vous n’avez pas changé. Pas pris une ride. Bronzé. Il vous va bien, ce costume.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ici?
— Je suis navré, je n’ai rien vu; je crois que j’ai piqué un somme au départ de votre fiancée (il me sourit d’un air entendu). Vous savez, vous ne me laissez pas beaucoup dormir tous les deux.
— Monsieur Henri, vous êtes gentil et je vous aime bien, mais j’ai eu une journée harassante. Vous devriez rentrer dans la penderie et me laisser tranquille.
Il se décompose.
— Comme vous voulez.
Je referme la porte du placard sur son air contrit et vais m’allonger.
L’haleine chargée d’alcool de Laura me réveille. J’ouvre les yeux et découvre une silhouette au look provocant. Du rouge à lèvres noir aux bas résilles, en passant par le bustier qui laisse apparaître son nombril et son ventre jusqu’à la limite de son pubis, il est résolument sado-maso. C’est torride.
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Elle se vautre sur le lit en gémissant. Et se met à ronfler. Je ne peux m’empêcher de glisser un regard entre ses jambes et de me pencher sur son sexe. Je renifle. Transpiration. Eau de Guerlain. Je ne perçois pas vraiment l’odeur caractéristique du sperme froid, ce qui ne me rassure qu’à moitié: les capotes ne sont pas faites pour les chiens. À propos, a-t-elle des morsures, des griffures? A-t-elle des bleus ou, pire, des traces de menottes, de carcans ou de lacérations? Les amants, parfois tête en l’air, auraient-ils oublié un accessoire? Je la déshabille et l’examine à la loupe, cherchant une trace, une preuve, une évidence, une explication. Tel un médecin légiste, je scrute son anatomie. Je fais l’inventaire de ses grains de beauté. Pas de nouveau tatouage ou piercing. L’harmonie de ce corps est une jouissance, piège à regard qui inspire et fascine. La cambrure de ses fesses est une descente où je glisserais tout schuss. Le désir est sa bouche, sur ses seins tendus, sur ses cuisses, sur son ventre, partout! Je me rends compte à quel point je me complais à regarder. Le toucher est certes primordial, mais animal, vite assouvi, tandis que la vue provoque des sensations différentes: c’est le rêve, l’esthétique, la quête du sublime. L’image du cul et le galbe des hanches ont l’effet d’une lame incisant un réservoir de volupté comprimée. Il suffit que l’œil se promène sur ces formes pour que la vanne s’ouvre, le ballon crève et le désir se répande, provoquant alors le coït. Parfois, j’arrive à tromper mon cerveau, et j’imagine ces espaces métapsychiques sur l’écran de mes nuits blanches, comme le chantait Monsieur Claude…
Mon œil est exercé. Je suis capable de dresser le portrait psychologique précis d’un individu en me concentrant uniquement sur ses fesses, si possible en mouvement. Il y a les coincées, les serrées, les relaxées, les petits culs imbus d’eux-mêmes, les fesses généreuses, les concaves, les
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convexes, qu’on vexe d’ailleurs très facilement… Les rabotées, les désynchronisées, les gélatineuses. Enfin, il y a le cul impeccable, le cul parfait, ferme à point, dont le mouvement oscillatoire met en valeur le sourire des joues. Qu’il soit compressé dans un jean, à l’aise dans un kilt, ficelé dans un string, le cul parfait fait toujours son effet.
J’éteins la lumière. À travers les volets, les premières lueurs du jour. J’ai une pensée pour Bernard. Je l’imagine dans un atroce thé dansant, la mine triste, contraint de faire la causette à quelques anges décrépis devant un verre de jus d’orange chimique mais bénit…
« Sortez-moi de là, Albert! »
Il est dix heures lorsque j’ouvre un œil. En un quart de seconde, la journée d’hier défile. J’ai donné le meilleur de moi-même à mon ancien commanditaire. Certes. Mais maintenant, je suis une bête traquée. Je pense à l’homme désigné pour m’éliminer. J’ai des sueurs froides, je sais qu’il est tout proche, qu’il m’a repéré, qu’il est sûr de lui. Quel âge a-t-il? Vingt ans peut-être. Les jeunes sont beaucoup plus matures aujourd’hui. À combien s’élève la prime? Un million d’euros?
Laura a laissé un mot sur le bord du lavabo: Je te laisse dormir, je suis au petit-déj. En bas. Amour. Laura.
Il y a du mou dans la corde à nœuds. Je prends une douche pour me réveiller. C’est en m’essuyant que je remarque la bague de Bernard à mon doigt. J’essaie de l’enlever, rien à faire. Je passe ma main sous l’eau, me savonne l’index, tire sur l’anneau, rien n’y fait. Elle s’est contractée. Pourtant, je ne sens pas d’étranglement, aucun fourmillement, mon doigt est correctement irrigué. Je n’aime pas ça: la technologie contenue dans cette bague dépasse peut-être tout ce que je
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peux imaginer. Mouchard, émetteur récepteur, localisateur? Analyse-t-elle mes cellules, pour connaître mon rhésus; renseigne-t-elle le central sur le menu que j’ai mangé, les whiskies que j’ai bus, sur ma tension cardiaque? Je me remémore le sourire de Bernard François lorsqu’il m’a vu glisser l’anneau…
Au bar Ernest Hemingway, Laura est en charmante compagnie. J’aurais dû me douter qu’en mon absence elle ameuterait tous les mâles de l’hôtel. D’autant que les palaces regorgent de vampires en rut, riches et oisifs, artistes, intellectuels, tous avides de chair fraîche et dénués de scrupules. Je bouillonne: et si tout se terminait ici, dans une orgie d’hémoglobine? Si je rayais cet endroit de la carte et du guide Michelin? Et si je me fâchais vraiment?
— Chéri, je te présente Boris.
Très poli, il se lève et me salue.
Laura est déjà en train de s’enfiler un whisky sour. Le jeune Boris est à la vodka. Pour moi, ce sera un triple café.
Je ne la reconnais plus, ma petite serveuse qui hésitait à se livrer. Au placard la jupe noire, le tablier blanc et le regard triste, Laura s’est transformée en top model sensuelle et exubérante, voire en pute de luxe. Que dis-je, en turbo-pute de luxe!
— Boris est Russe, il est de passage à Paris. C’est lui qui m’a escorté hier soir.
Je le scanne: ou c’est un bellâtre aux neurones qui se comptent sur les doigts d’une main et qui fait fondre ma belle avec son accent bidon, ou il cache son jeu et c’est un virus, un ver qui se prépare à l’intrusion. Mon Dieu, il veut tenter le coup du roi: prendre ma place encore chaude, planter sa queue dans mes plates bandes, récupérer mes dividendes et ma coutellerie.
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Laura prend son sac à main et se lève. Elle va se repoudrer. C’est le moment idéal pour crever l’abcès:
— Écoutez, Boris, je vous suggère de gagner du temps et de cesser de tourner autour du pot. Je vois d’ici la somme qui est marquée sur le contrat, je peux même compter les zéros.
— Très bien. Dans ce cas, laissez-moi vous proposer un marché: Laura contre la bague et le livre du professeur Kriech. J’ai beaucoup de respect pour vous, je suis même un de vos fervents admirateurs.
Laura revient, kleenex à la main.
— Je suis ravi d’avoir fait la connaissance de ton nouvel amant. Tu as bon goût, chérie, n’est-ce pas qu’elle a bon goût Boris? Bien, j’ai été enchanté…
Mais, alors que j’essaie de me lever, une force m’en empêche, comme si mon cerveau avait perdu le contrôle de mes membres. Je suis prisonnier de mon propre corps.
Boris me regarde, amusé:
— On dirait que le novice surpasse le maître. Mettez-vous à la page, mon vieux, vous ne semblez pas très au fait des dernières techniques de contrôle. Il sort un petit flacon. La ligotine, cela ne vous dit rien? C’est pourtant une merveilleuse drogue. Expérimentale certes, mais fort efficace Elle offre l’avantage d’être moins voyante que des menottes.
Je tente de me mouvoir. Une nausée me noue l’estomac, je ne bouge pas d’un centimètre. Mais, étrangement, je n’ai pas perdu la faculté de parole:
— Laura…
Elle ne réagit pas.
— Albert, je suis déçu. Vous n’êtes pas à la hauteur de votre réputation. Le sucre de votre café. Ça doit être l’âge. Comme vous le savez, on me paye une fortune pour vous découper en petits morceaux. Je pourrais poser une minigrenade à retardement entre vos jambes et emmener cette
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jeune fille visiter les boutiques du quartier. Cela m’amuserait de penser que la première partie de votre corps à être pulvérisée soit vos couilles.
— Grand malade, Boris… Pas honneur à la profession…
— Parce que vous, vous êtes sain d’esprit? Bouffer les cadavres, vous trouvez ça normal?
J’ai envie de vomir. Boris avale son verre de vodka cul sec tandis que Laura souffle la fumée de sa Chesterfield international. Je n’ose imaginer les pensées qui déferlent dans son esprit.
— Je vous propose de poursuivre cette charmante conversation dans votre suite. Je ne voudrais pas importuner les clients de l’hôtel. Prête, ma chère?
Sous les ordres de Boris, qui me prend par le bras, nous quittons la salle et prenons l’ascenseur. Impossible de résister. À l’étage, Laura ouvre la porte de notre nid.
— C’est charmant, apprécie Boris. Prépare tes bagages, chérie.
— Puis-je faire une petite toilette avant?
— Bien sûr, bébé.
Une fois Laura dans la salle de bain, Boris m’étale d’un coup-de-poing dans le ventre.
— Où est la cache, Albert?
Il se penche sur moi, arrache le saigneur de ma ceinture.
— Je vais te dépiauter, t’extirper les entrailles une à une, t’enduire de gros sel et te faire goûter à tes propres organes.
Je frissonne. J’ose à peine lui demander:
— Il y a la clause « châtiment maximum » sur le contrat, n’est-ce pas?
Boris a un sourire sadique:
— Pour ne rien te cacher, avec prime. Alors? — La planque est sous le minibar.
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Il pousse le meuble, décloue une à une les lattes du plancher d’où il extrait ma sacoche et en fait l’inventaire: une dizaine de couteaux étincelants, un fusil à aiguiser, divers produits d’entretien, et une petite bouteille – sans oublier le livre de Kriech.
— Très belle coutellerie. Ne t’inquiète pas, j’ai de la vodka pour la désinfecter. Puis, déchiffrant l’étiquette de la fiole: « Dr Basson, Pretoria. Extrait de kuru » N’est-ce pas celui qu’on appelait Docteur la Mort, spécialité confection de gâteaux au choléra ou aux bacilles botuliques, de cartes postales à l’anthrax, de chocolat au cyanure, de solvants au paraoxon, au mandrax, à la loseroïne? J’ai étudié ça en cours d’hygiène alimentaire à la fac de Saint-Pétersbourg.
— C’était un fournisseur de talent.
Il éclate de rire.
— C’est surtout un has been. Tous ces trucs sont archidépassés. Aujourd’hui, on utilise de la vraie chimie, celle qui reprogramme un cerveau en moins de deux, plus besoin de ces trucs vintages.
Je m’énerve:
— Sais-tu ce qu’est le kuru au moins?
— Le kuru, c’est quand on est énervé, commente-t-il en s’enfilant le quart de la bouteille de vodka Sobiewski de luxe de mon minibar. Puis il se met à réciter: c’est la maladie des anthropophages de Nouvelle-Guinée. Elle atteint les femmes parce qu’elles seules ont le droit de bouffer le cerveau des morts. C’est naze. Quelle perte de temps: pour anéantir une population entière, il me suffit d’inoculer la bonne molécule.
— T’as encore du talc sur les fesses et tu voudrais apprendre au vieux crabe à marcher droit?
— Ne me provoque pas, Albert. Tout ce qu’on raconte sur toi est surfait, tu n’es pas à la hauteur, je suis déçu. Voilà, je suis déçu grave… et Laura aussi est déçue.
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Je frôle la crise d’apoplexie; il me dit des choses que personne n’a osé prononcer, ni même penser, à mon sujet.
Alors que j’écume, le couvrant de jurons, Laura sort de la salle de bain en furie et nous passe un savon:
— Arrêtez de gueuler, vous allez ameuter tout l’hôtel! Et toi, Boris, qu’est-ce que tu attends? On a un avion à prendre!
Boris acquiesce, tout penaud, et s’avance vers moi. Je suis foutu. La paralysie est totale. Seule ma poitrine se soulève au rythme de ma respiration.
Il déchire ma chemise, exhibant mon torse légèrement velu, et pose la lame du couteau juste sous ma gorge.
— J’ai pris beaucoup d’intérêt à pratiquer des autopsies à la morgue de Moscou. On incise de haut en bas. Comme ceci.
La sensation est indescriptible. La morsure pique atrocement, j’ai l’impression que mon corps s’ouvre pour accoucher d’un démon sanguinolent. La vue de mon hémoglobine provoque un émoi que je connais bien, il précède un éclair de félicité très compact. Boris, qui l’a compris, s’amuse à me badigeonner la bouche avec mon propre sang. Comme une chatte en chaleur, je ne peux m’empêcher de lécher ses doigts.
Il repasse ses doigts et me les retire, fait monter la crise à son paroxysme, puis enfonce sa main gluante au fond de ma gorge. Il joue avec mes nerfs. Je lape, me laissant aller à ma turpitude, oubliant toute dignité, tout sens de l’honneur. Lorsqu’il penche son visage vers le mien, je comprends qu’il veut prendre part aux réjouissances et ressentir ce que je ressens en m’embrassant. Je cherche ses lèvres, prêt à accueillir sa langue chargée. Or l’effet n’est pas celui escompté: il expectore un effluve de vodka mêlé d’acide gastrique, et tombe de tout son poids sur moi.
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Un flot visqueux s’écoule de sa bouche à la mienne: il est en train de se vider de son sang. Le goût métallique, sucré et chaud, fait exploser un magnifique feu d’artifice dans les tréfonds de mon esprit. J’éjacule aussitôt, en proie à un orgasme hors norme. Mon corps entier est soulevé par les spasmes. Je jouis sans retenue…
Laura vient de poignarder mon gigolo.
Ma chérie visiblement sur les nerfs, interrompt mes ébats posthumes avec Boris en faisant rouler le corps du Russe sur le sol. Elle éructe:
— Vous n’êtes que des dégueulasses! Beuark!
Je tourne de l’œil et tombe dans un abîme sans fond…
J’apprécie l’abîme…
Les drogues modernes ont cet avantage de nous faire visiter des mondes de plus en plus sophistiqués. Ce cocktail, sang humain saturé de vodka et de coke, est à breveter. Je n’avais jamais rien expérimenté de tel. Une petite hémorragie, pardessus tout, accentue ma réceptivité à un flash d’une amplitude inédite. Si j’avais été kidnappé par des extraterrestres, la sensation n’aurait pas été aussi forte.
J’adore les extraterrestres.
Une fois enlevé, je me retrouve allongé sur une paillasse. Des machines inquiétantes me scrutent, des suceurs me sucent, des palpeurs me palpent, des traceurs me tracent. Mon estomac grouille. Mes organes virevoltent dans l’espace bleuté. Mes poumons dégoulinent de glaires. Pschitt! Une pulvérisation d’un antigel phosphorescent et les voilà remis à neuf. Ils ont retrouvé leur éclat d’origine, nervures violettes, artères fines et élastiques.
Oh! Mon colon n’a pas bonne mine. On dirait un sol lunaire cratérisé. Les polypes sont innombrables, une
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fourmilière. Pschitt! Une simple pulvérisation d’un genre de sirop de menthe et mon intestin devient un mollusque rose fluo. À l’intérieur, bien au chaud, de jolis petits étrons se pelotonnent à la manière des chatons…
Juste en dessous, pend une paire de testicules accolée à une chose difficilement qualifiable, il y a encore quelques instants, de queue: chair ramollie, entre état liquide, solide et gazeux.
Pschitt! Incroyable, formidable! Standing ovation pour acclamer la bite en érection qui signe son retour, tendue, luisante, gonflée, rouge, souriant sur le gland déchaussé, fière de ses deux belles couilles bien rondes, harmonieusement jumelées.
Tous mes organes passent ainsi au bain de jouvence. Pour parachever cette cure, une extraterrestre apparaît. Sous sa blouse, sa peau est lumineuse. Elle a de très grands yeux noirs, légèrement bridés, et une grosse poitrine. Elle pose ses mains sur mes tempes en les effleurant à peine. Une radiation, quasiment divine, jaillit de ses paumes et inonde mon cerveau avec des arcs électriques du plus bel effet. Et là, un jeune couple court sur la plage, lumière kodacolor argentique, quelques rayures. J’entends une douce voix de femme qui chante:
Chabadabada… bada…
Sorti d’un pré-ampli à lampe russe, le son analogique est à pleurer…
Assise sur le lit maculé, Laura passe un linge humide sur mon front, tandis que Monsieur Henri part dans une longue tirade sur les gens des pays de l’Est, des « fous furieux ». Je
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parierais qu’il a encore un petit coup dans le nez… Simona a les yeux embués de larmes. Elle se penche sur moi, dépose un baiser sur mes lèvres alors que Monsieur Henri jette un œil sur la croupe qui s’offre à son regard.
— Merci, mon amour. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Laura a pris le compliment pour elle. Simona s’évapore.
— Vraiment, tu as compris que je ne te laisserais pas tomber?
— Je n’en ai jamais douté. J’attendais juste le moment où tu interviendrais. Et tu vois, même si tu as couché avec ce salaud, je ne t’en veux pas.
— Mais je n’ai pas couché avec lui! Enfin… je ne crois pas. J’ai juste dansé. Il m’a confié que tu étais son maître à penser, alors, je l’ai fait parler et j’ai su qu’il était là pour te liquider. J’ai fait semblant de succomber, et, résultat, il y a son corps par terre… Elle frémit.
— N’aie pas peur, ma chérie. Je m’en occupe, pendant que tu fais tes bagages. Nous filons pour Londres tout à l’heure.
— C’est super… cela ne te dérange pas que nous partions après dîner? J’ai invité quelques amis.
— Laura, je te rappelle que nous avons un cadavre sur les bras.
— Voyons, personne ne le trouvera avant demain. C’est un peu notre lune de miel.
Après tout, ce dîner pourrait marquer un moment inoubliable de notre relation…
— En attendant, il faut s’occuper de Boris.
—Je vais aller à la pharmacie acheter de quoi te désinfecter. Je reviens dans vingt minutes. Si nous partons ce soir, je dois te soigner. Je ne tiens pas à ce que tes plaies s’enveniment.
Elle a raison. Elle prend son porte-monnaie et sort.
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Monsieur Henri m’aborde timidement, je comprends qu’il hésite à me solliciter.
— Je sais que vous êtes pressé, mais deux personnes voudraient juste vous saluer… Ce sont des admirateurs…
— Des admirateurs? Faites-les entrer, vous savez que je ne peux rien vous refuser…
Il se précipite vers la penderie et aide une blonde dont les traits ne me sont pas inconnus à s’extraire de l’habitacle étroit. Elle est suivie par un séduisant garçon. Monsieur Henri est aux anges:
— Je vous présente Diana et son fiancé.
— Nous voulions vous remercier… Je vois que vous êtes occupé. Nous pouvons repasser, dit-elle avec un fort accent anglais.
— Non, non, je vous en prie.
— Je suis tellement émue, c’est un grand honneur pour moi de vous rencontrer. Monsieur Henri nous a tellement parlé de vous !
Elle aperçoit le corps gisant sur le sol.
— Ça alors! C’est le stagiaire du ministère! Il travaille pour les services secrets de Notre Majesté.
— Vous en êtes sûre, my darling? demande son compagnon, tout miel.
— Certaine…
— Je crois qu’il est Russe, il s’appelle Boris, dis-je, tentant de dissiper le malentendu.
— Non, il s’agit de John… ou plutôt, il s’agissait, car il est mort, ou je me trompe?
— Je crains fort que vous n’ayez raison, Madame, répond Monsieur Henri.
— Tant mieux, chacun son tour…
Nous rions et prenons congé dans la bonne humeur en nous promettant de nous rejoindre au plus vite.
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Seul avec Monsieur Henri, qui ne me quitte pas d’une semelle, j’en profite pour régler le cas de Boris dans la salle de bain…
Quelques minutes plus tard, j’en ressors avec des filets mignons parfaitement désossés. Deux bons kilos. Le meilleur du meilleur. Dans le jacuzzi, le cadavre est en deux morceaux. Tout est parfaitement nettoyé. J’emballe la viande dans une serviette de bain propre.
— Monsieur Henri, il faudrait me montrer où sont les cuisines, pensez-vous que le chef pourrait nous préparer ces filets pour ce soir?
— Mais bien sûr.
L’ami de Diana réapparaît.
— Un client du Ritz a demandé un jour au chef de lui servir des oursins vivants au dîner. Ce n’était pas la saison, alors nous avons fait affréter un avion-taxi depuis la Côte d’Azur pour le satisfaire. Vous n’avez qu’à dire que c’est une viande de chasse…
— Très bonne idée, apprécie Diana. Il faudrait juste nous procurer du papier alimentaire. Ce sera moins suspect que dans une serviette de bain rose… Fût-elle du Ritz!
Elle rit en mettant la main devant sa bouche.
— Allons-y, claironne Monsieur Henri. Suivez-nous. Après dix ans, je connais le chemin par cœur, nous allons passer par les escaliers de service.
Je le suis, la serviette pliée sous le bras comme si j’étais un client égaré qui cherche la piscine. Dans les cuisines, le service de midi est terminé depuis longtemps, c’est l’heure de la pause. Le lieu est magnifique. Tout est propre, les frigos ronronnent. J’aperçois une étagère où sont collés des post-it.
Je lis:
« Menu table 107. Sans sel. Régime anti cholestérol. » C’est parfait.
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Je pose mes filets mignons bien en vue et colle un post-it dessus, avec mes instructions: « à préparer pour ce soir 20 heures, table de M. Thomas Harris, sauce aux cèpes. Gibier. Ch. 223. » Je jette la serviette dans un bac à linge sale et remonte me préparer pour cette soirée qui s’annonce mémorable.
Laura a commencé à préparer les valises. Nous n’allons pas pouvoir tout emmener, hors de question de checker et de rendre la chambre. Plus tard ils s’apercevront de notre départ, mieux cela sera.
Diana joue au bridge avec son ami et Monsieur Henri. Ils essaient d’apprendre les règles à Simona. Leurs éclats de rire sont communicatifs.
Sur Euronews, on annonce:
L’enterrement présidentiel, qui devait avoir lieu demain à Notre-Dame, est reporté à une date ultérieure pour raison de sécurité. Un attentat destiné faire sauter la cathédrale durant la cérémonie aurait été déjoué par la police.
C’est bien ce que je pensais, la police, le clergé, les politiques, ils sont tous dans le coup. Je sais qu’ils vont m’envoyer des hordes de Boris pour me liquider. Je médite la chance inouïe d’avoir Laura à mes côtés. Cette petite a de la ressource, elle fait preuve d’un aplomb et d’une fidélité étonnants. Elle est la femme rêvée: libre, dévouée, sublime, sensuelle… j’ai envie de chavirer, de me noyer dans ses bras, de mourir contre elle. De ne pas la tuer.
Je me contemple dans le miroir. Je suis radieux, mon costume est impeccable, je me sens plus Thomas Harris que Thomas Harris lui-même.
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Diana se tient dans l’embrasure de la porte et me complimente.
Je lui souris en relevant un sourcil, je sais que cela excite les femmes.
Vingt heures, nous entrons dans la salle de restaurant. Bloc de luxe compact où rien n’a été laissé au hasard. Cet endroit est sans conteste le plus raffiné de l’univers. La vraie vie est ici, maintenant, et nulle part ailleurs. Laura est sublimissime. Elle est la pointe acérée de la pyramide du désir. Tel Peter Pan virevoltant au bras de sa fée Clochette, j’aimerais arroser de foutre phosphorescent ces coussins satinés, ces rideaux précieux, cette vaisselle en argent. Chef de rang bondissant, je remplirais les magiques verres à pied, faisant la goutte avec grâce et élégance sous les yeux médusés des rombières. Devant notre élégance désinvolte et innée, tous les regards convergent sur nous, en une unique expression de fascination. Nous irradions, nous accrochons la lumière. Des milliards d’acariens nous acclament tels des dieux venus du Centaure. Au fur à mesure que s’approche l’instant de ces noces anthropophagiques, de ce délicieux carnage, mon palais se remplit comme d’une source miraculeuse.
« J’ai faim de Boris et de Laura. »
Le maître d’hôtel nous accueille.
— Madame Harris, Monsieur, veuillez me suivre.
Laura me lance un clin d’œil: il l’a appelée Madame Harris.
Des serveurs nous invitent à nous asseoir à notre table, décorée d’un bouquet exotique composé de fleurs mutantes, aux formes tordues, à l’exhalaison capiteuse, presque
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anxiolytique. Les pétales, comble de l’exhibition, cachent à peine leur pistil rose: des cattleyas? Papillon de nuit, j’aimerais me perdre dans leurs sucs sucrés-salés jusqu’à assécher les fleurs du mal. Baudelaire, la syphilis en moins? Les couverts étincelants semblent collés à la nappe, écrasés par la gravité. Les serviettes de tissu, repassées, pliées et amidonnées, sentent le propre. Mais le plus féerique vient de la lumière qui danse sur les verres de cristal. Mouvements hypnotiques des rayons multicolores, où se reflètent les fantômes ivres et les secrètes pensées des buveurs gourmands dont les lèvres violettes ont goutté tant de nectars raffinés à jamais disparus.
Tiens, Mick Jagger, à la table d’à côté. J’aime beaucoup ce garçon, j’ai un souvenir indélébile de sa prestation dans le Rock’n’roll Circus avec John Lennon. Ses dents carnassières déchirent une côte de bœuf. Sa grande bouche mastique. Chair et Pétrus 64 se mélangent. Le bol alimentaire glisse au fond de sa gorge, poussé par un réflexe de déglutition qui soulève sa glotte légendaire. Il est concentré sur son assiette, plus rien n’existe. La viande rouge et juteuse tombe dans son estomac, dont les diastases et les amylases entament une digestion lente due au grand âge de ses muqueuses de rocker:
Satisfaction! enfin…
Mick, j’aurais adoré t’avoir sous contrat!
J’aperçois Madonna, plus loin, dînant aux chandelles avec un jeune homme à la nuque épaisse et aux cheveux décolorés. Dans une orgie fellatrice, elle lèche un os à moelle qu’elle tient entre pouce et index aux ongles démesurés. Je croyais qu’elle était végétarienne. Le Lassa Apso, avachi sur un fauteuil près d’elle, l’œil ouvert, semble prêt à bondir sur l’os de sa maîtresse.
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Je reconnais encore quelques stars et journalistes. Beaucoup de vieillards rafistolés, liftés, imbibés, momifiés, mâchent en cadence, au son de leurs dentiers en résine. Leur langue claque, leur gosier travaille, ça groove… — Tes amis arrivent-ils bientôt, chérie?
— Ils ne devraient plus tarder. Il s’agit de l’ambassadeur des États-Unis et d’une amie. Ils travaillent tout près d’ici. Ils sont très gentils.
Je sursaute:
— L’ambassadeur des États-Unis, c’est énorme!
— Ah bon, tu crois. Nous avons passé une merveilleuse soirée hier soir… Il m’a promis qu’il viendrait.
Je suis curieux de le rencontrer. Pourvu qu’il ne soit pas un membre de la Trilatérale décidé à m’exterminer, auquel cas, je vais avoir du pain sur la planche, voire de la viande sur le billot. Je vérifie que j’ai le flacon de ligotine dans la poche.
Le maître d’hôtel gominé s’approche, carnet de commande en main.
— Vous aviez demandé un menu spécial à partir de gibier, n’est-ce pas?
— Tout à fait.
— De gibier? s’étonne Laura. — Tu sais que j’adore le gibier, ma chérie… — Mais moi aussi.
Sur la carte, le crabe royal, la tourtière de foie gras aux échalotes farcies, la noisette de chevreuil grand veneur avec sa poire glacée et la rosette d’agneau princier me mettent en effervescence. Toutefois, rien ne vaudra l’araignée de Boris, rôtie saignante dans son jus de truffes et de cèpes, déglacée au vin de paille, accompagnée de ses petits oignons au beurre caramélisé et son ail confit.
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La carte des vins est à prendre très au sérieux. Le breuvage qui va réveiller nos papilles et modifier la chimie de nos cerveaux révélera l’esprit et nous hissera tout là-haut, au pinacle.
Nos yeux pétillent lorsque le sommelier remplit nos flûtes de ce champagne connu uniquement de l’élite: le Salon millésime 1971, le fin du fin. Ce soir, je ne vais choisir que des élixirs rares et précieux afin d’envoûter ma belle et faire honneur à notre festin.
Soudain, murmures dans l’assemblée : deux gardes du corps en costume et lunettes noires ont fait irruption. Ils inspectent la salle puis ressortent pour céder la place à l’ambassadeur. Grand, la cinquantaine épanouie, il est accompagné d’une gazelle très court vêtue, qui mettrait le feu à n’importe quel concours de beauté. Le genre de créature que tout mâle sensible se sent forcé de toucher, de frôler, sans le faire exprès, à la manière de ces papillons attirés par les lumières vacillantes des lampes tueuses. Mon troisième œil surprend Laura qui me fusille de ses deux kalachnikovs. Nous nous levons pour accueillir nos hôtes. Les serveurs avancent les chaises.
— Hello, ma chère Laura! clame le diplomate en l’étreignant avec une chaleur peu anglo-saxonne.
Il a un accent américain affirmé. Sa poigne est terrible. Je vérifie ses doigts, il n’en a que cinq.
— Voici Douchka, mon assistante.
Je saisis la main de la belle et la baise, sans la toucher, avec classe et élégance. Je note la taille du rubis qui allume la bague prisonnière de son index. Les phalanges de Douchka sont fermes et lisses, des petites cuisses.
Tout le monde s’assoit.
— Vous avez une compagne merveilleuse, monsieur
Harris, sourit l’ambassadeur.
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— Vous n’êtes pas mal loti non plus, cher ami…
— Ne vous méprenez pas, Douchka est simplement mon assistante. Elle fait un stage de diplomatie internationale.
Je me tourne vers elle.
— Êtes-vous en France depuis longtemps?
— Depuis trois semaines. J’apprends le français.
— Mais vous le parlez merveilleusement.
— Je suis douée avec les langues… Quelques mauvaises pensées me traversent.
Laura fait la conversation à l’ambassadeur; elle a pris le parti de l’exciter. Une manière de me signifier que ce sera donnant donnant. Ce qui n’est pas pour me déplaire.
Les serveurs remplissent nos verres au fur et à mesure qu’ils s’assèchent. Les amuse-gueules au caviar nous émoustillent.
Douchka me mange de ses yeux de biche:
— J’adore les hommes de lettres. Vous écrivez un nouveau thriller?
Son pied se colle au mien.
— Dans le mille! dis-je.
— J’en étais sûre… Tout en vous évoque le mystère. Votre costume, votre barbe de trois jours. Vous portez des Ray-Ban, n’est-ce pas? J’adore les Ray-Ban… Et vos mains… Combien de pages rédigez-vous par jour?
Elle exhibe un décolleté qui laisse deviner des circonférences admirables.
— Dix feuillets. C’est ma vitesse de croisière, lorsque le vent souffle dans la bonne direction.
Elle s’esclaffe:
— Vous avez le sens de l’image: le vent souffle… J’adore les thrillers, l’odeur des cadavres littéraires m’enivre. Vous pratiquez des autopsies, j’espère!
Nous avons choisi les vins; rien à moins de 3000 euros!
Nous commençons le voyage par un incroyable Château-
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Ausone Saint-émilion grand cru classé A de 1989, probablement la plus belle réussite de ce millésime. Selon Monsieur Simon, le sommelier, « ce nectar est d’une intensité rare. Ce vin complexe possède une texture absolument incroyable. La subtilité est de mise, en bouche comme au nez, où les arômes de fruits noirs, de fleurs, de fumet ou de réglisse se dévoilent subtilement. Un monument ».
Un serveur apporte à notre table un chariot rôtissoire en argent, monté sur de grandes roues. Il relève un couvercle à tambour admirablement ciselé, orné de scènes de chasse. Lorsque j’aperçois l’araignée rôtie, je manque de m’évanouir.
— Avez-vous des nouvelles de Boris? s’enquiert l’ambassadeur avec à-propos.
— À mon avis, vu la quantité de vodka qu’il s’est envoyée hier soir, il doit être dans son jus… persifle Laura sur un ton espiègle.
Je leur jette une œillade inquiète…
— C’est vrai qu’il a une passion dévorante pour la boisson, consent l’ambassadeur. Mais c’est un délicieux garçon.
— Il travaille à vos côtés? demande Laura mine de rien.
— Boris propose ses services à qui sait les apprécier.
Je sirote mon verre de vin pour me donner une contenance. Nos assiettes sont dressées, à la russe, par le chef rôtisseur. C’est un artiste.
L’ambassadeur, tel un fauve excité par la chair, déplie sa serviette et fait siffler ses canines acérées.
— Bon appétit… grogne-t-il.
Les verres ne tardent pas à se vider. Je relance la conversation:
— Ne craignez-vous pas pour votre sécurité, monsieur l’ambassadeur, après l’attentat?
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— Oh, vous savez, il n’y en a jamais eu deux à la suite, les terroristes attendront que l’attention se relâche pour frapper à nouveau.
Laura, soudain sérieuse, ose poser la question cruciale:
— Savez-vous qui a fait le coup?
— J’ai ma petite idée. Nous vivons une époque troublée. Nos ennemis sont partout, y compris là où on ne les soupçonne pas.
Il découpe sa viande d’un couteau expert et la mastique avec appétit. Je rebondis:
— Que voulez-vous dire?
— Des choses incroyables se passent dans ce monde et les secrets sont bien gardés, croyez-moi. Les gens ne se doutent pas de la vérité. Cette viande est un régal.
— La sauce aussi. Tout est dans l’équilibre des acides et des alcalins. Et ce jus légèrement saignant qui perle à la surface est le signe d’une cuisson parfaite.
Lorsqu’un serveur apporte une nouvelle carafe contenant un Latour 1982, Douchka lui prend la main.
— Vous direz au chef que sa viande est exquise. Elle fond dans la bouche, je n’en n’ai jamais mangé d’aussi bonne.
C’est du veau, n’est-ce pas?
Le jeune homme bredouille:
— Euh, je ne sais pas, je vais lui demander, mais je pense que c’était du porc, Mademoiselle.
J’imagine la chair dans la bouche de Douchka.
— Du porc? Non, c’est au moins un petit veau élevé sous la mère… Qu’en pensez-vous, Thomas?
La fixation de Douchka sur la nature de la viande prend une tournure cocasse.
— Croyez-moi, chère amie, son origine importe peu. Il s’agit d’un cochon sauvage qui n’était pas stressé, et que j’ai abattu, par surprise, en Sologne.
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Thomas a tout à fait raison, argumente l’ambassadeur, le stress est l’ennemi de l’organisme. Les animaux brutalisés sécrètent des hormones et diverses substances qui sont de véritables poisons.
— Je ne te savais pas chasseur, mon chéri?
Laura me scrute, essayant de comprendre comment j’ai pu ramener du gibier berrichon. Je la mets sur la piste.
— Pourtant nous l’avons chassé ensemble, souviens-toi?
Va-t-elle deviner le nom de l’animal qui est dans son assiette? Sa mâchoire se bloque. Elle pâlit, un hoquet la secoue. Ses yeux se brouillent de larmes, elle me fixe. Je tente de lui transmettre des vibrations positives en l’arrosant de tendresse et d’amour. L’ambassadeur n’a rien remarqué. Je déplie mes jambes et trouve le pied de Laura que je serre entre mes mollets. L’instant est déchirant. Je m’efforce de la rassurer:
— Mange mon amour, c’est pour toi, c’est notre fête, notre lune de miel. Il n’y a rien de meilleur au monde.
Une larme bleue coule sur sa joue. Elle n’a pas décroché son regard du mien, la panique s’est dissipée. Je lui souris. Lentement, sa mâchoire se remet en route. Elle mélange lentement Boris à sa salive et avale enfin…
Les choses partagées font du bien. Ce sera désormais ma devise…
Laura vient de me rejoindre dans l’Olympe des âmes mortes qui se nourrissent de la chair des anges. Car Boris est au ciel maintenant.
Nous sommes deux amants maudits.
Unis, enfin.
Tu es mienne, je suis toi.
Que les Ténèbres nous protègent à jamais de l’Obscurantisme.
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Je goutte le vin: la couleur, le fruit, le corps, la chair, l’équilibre. Il est remarquable. Longueur, onctuosité, féminité. Je saisis mon couteau en argent, ma fourchette, et tranche un morceau de viande. Laura imite mon geste. Nos yeux sont toujours rivés l’un à l’autre. Nous mangeons lentement, simultanément, la chair tendre et juteuse, assez grasse pour que le goût élève nos papilles. Je cherche un parfum de vodka ou de tabac blond en la faisant rouler sur ma langue. Mes atomes s’agitent, mon pouls s’accélère. Le regard de Laura s’embrase, elle tente de masquer son agitation, sa poitrine se soulève, et elle retient in extremis un râle orgasmique. Ses pieds tremblent sous la table. Simultanément, ce que je ressens ferait exploser le plus solide éjaculomètre.
À mon avis, le string de Laura doit être sévèrement moite. Je hume d’ici le cuir fraîchement tanné, musc et sous-bois moussu d’octobre, un soir pluvieux de lune rousse. Mon ventre explose, le muscle de ma verge pompe et projette des flots de sperme. À chaque contraction, le coït est total. Je contrôle, stoïque.
Le Lassa Apso de Madonna fait le beau près de Douchka qui fond et lui tend un petit bout du tueur à gages. En rejoignant sa maîtresse, le chien me jette un regard noir… Boris!
L’ambassadeur joue la provocation:
— Al-Qaida n’est qu’un tigre de papier à côté des menaces qui se profilent à l’horizon.
Laura s’esclaffe:
— Vous pensez à la Russie?
— Ma belle enfant, la Russie n’est plus rien.
Je reprends le flambeau:
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Ils vont nous incinérer avec leurs bombes atomiques, n’est-ce pas?
— Des bombes atomiques vont sans aucun doute exploser, mais cela n’empêchera pas la terre de tourner. Cela provoquera quoi ? Quelques centaines de milliers de morts, une recrudescence des leucémies, l’observation des effets mutagènes de l’irradiation sur l’espèce humaine, qui permettra une avancée de la science dans ce domaine… Laura s’excite:
— La vérité est ailleurs, c’est donc ça? X-Files… L’ambassadeur éclate de rire:
— Décidément, vous êtes la plus futée, chère amie. Vous brûlez. À un détail près: la vérité est ici, sous votre nez. Changeons de sujet, voulez-vous. Je suis tenu au secretdéfense, tout de même.
— Oh, mon cœur, vous nous avez mis l’eau à la bouche avec votre sucré-défonce, proteste Douchka.
— Je suis désolé, honey. Pour me racheter, je porte un toast à l’amour et à l’amitié qui nous unissent autour de cette table, et en particulier à Laura, sans laquelle ce moment n’aurait jamais existé.
Nous trinquons. Les filles enfilent leur verre cul sec. L’ambassadeur, qui ne veut pas rester sur la touche, vide le sien d’un trait. Cela va délier les langues. J’avoue être curieux de connaître ce nouvel ennemi. J’observe les grandes mains de l’Américain. Sa chevalière en or n’a rien à voir avec la bague empruntée à Bernard François. Peut-être n’est-il pas membre de la Trilatérale. J’en déduis que les maîtres du Nouveau Monde sont hors-jeu dans la conquête de l’Éternité. Incroyable.
— Et que pensez-vous de la théorie du complot? Quinze pour cent de nos compatriotes sont convaincus qu’ont leur a menti au sujet du 11 septembre.
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— Avez-vous des enfants?
— Pas que je sache…
— Et pensez-vous, si vous en aviez, que vous leur diriez toujours la vérité sur tout?
Je réfléchis un instant.
— Probablement pas, si cela devait les effrayer ou les choquer.
— Vous avez répondu à la question. Personne ne me croira si je vous dis que la décision de l’attaque contre le World Trade Center a été prise pendant une projection présidentielle du film Les Deux Tours, le deuxième opus du Seigneur des Anneaux.
— Impossible! s’exclame Laura, il est sorti plus d’un an après!
— Vous savez, en Amérique, on assassine les présidents en toute impunité. Les plus grands scénaristes d’Hollywood travaillent pour la CIA, les comédiens médiocres finissent gouverneurs, et parfois président. N’oubliez jamais qu’un acteur a toujours besoin d’un texte à réciter. C’est comme pour le guignol du jardin du Luxembourg. Le drame du gouvernement français vient que les montreurs de marionnettes sont incompétents. Résultat: ils sautent… Laura s’insurge:
— Mais où est la démocratie dans tout ça? Un éclat de rire lui répond.
Je sauce mon assiette avec du pain, sans la fourchette, bien entendu. Les filles s’esclaffent. L’ambassadeur a passé son immense bras autour du cou de Laura. Les assiettes sont nettoyées, il ne reste pas une miette de l’araignée de ce tendre Boris. À deux tables de la nôtre, un grand brun, chevelu, chemise blanche ouverte. Nos regards se croisent. Il se lève et m’accoste:
— Excusez-moi, n’étiez-vous pas à Sarajevo en 1991?
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Quelle mémoire. J’y étais effectivement…
— Faites-nous l’honneur de nous rejoindre pour le café.
Arielle serait tellement heureuse.
— Désolé, je suis avec des amis.
Il s’éloigne, un peu vexé. Je ferme ma veste pour cacher une éventuelle tache sur mon pantalon.
— C’était qui? demande Laura, curieuse.
— Un philosophe, je crois…
D’une caresse sur mon genou, Douchka dépose sur ma cuisse une carte de visite sur laquelle figure un logo qui me glace: un triangle dans un cercle. Elle y a écrit: Follow me.
Elle essuie sa bouche pulpeuse et quitte la table.
— Je reviens, susurre-t-elle.
Je la regarde s’éloigner en roulant des hanches. Il fallait s’y attendre: nous sommes cernés. Je prétexte une envie pressante – accueillie de regards suspicieux de la part des gardes du corps de l’ambassadeur – et me dirige vers les toilettes. Est-elle dans celui des hommes ou des femmes?
Aucun doute: elle a pulvérisé sur la porte des gentlemen un jet de Samsara. Personne dans les urinoirs. Saigneur au poing, je franchis la deuxième porte. Derrière moi, Douchka repousse le verrou.
— Je ne vous conseille pas de me toucher, Albert. Je suis biologiquement reliée à un central qui nous observe en ce moment.
— Que voulez-vous?
— J’ai un marché à vous proposer. Vous pouvez bénéficier des avantages qu’offre notre association si vous ralliez notre cause. Bernard François a trahi son serment et vous a détourné de votre mission. Mais l’organisation est satisfaite de votre travail.
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— C’est pour cela qu’elle a cherché à m’exécuter?
— Simple réflexe. Mais nous avons compris que vous nous étiez plus utile vivant que mort. La seule condition pour renouer des relations de confiance est de nous rendre le livre et les actions MXP4.
— Le bouquin de Kriech?
— Exactement. Je vous rappelle qu’il nous appartient.
— Je vais être cruel avec vous, Douchka, mais je n’accepterai votre proposition qu’avec la garantie que mon amie Laura intégrera, elle aussi, le Cercle.
— Votre fiancée est génétiquement obsolète, vous le savez bien. Une cervelle de moineau. Nous voulons une dream team. Je vous offre beaucoup mieux… Elle n’a rien compris.
Si je la tue, ils auront l’information en temps réel et nous ne sortirons jamais de l’hôtel. Vivante, elle va me pourrir la vie. Seule solution: la résection élargie de la substance blanche du lobe frontal, une technique mise au point par Walter Freeman qui enfonçait un pic à glace dans le lobe orbitaire après avoir soulevé la paupière des patients, technique plus connue sous le nom de lobotomie.
Douchka me fixe.
— Acceptez, Albert! Imaginez-vous immortel. Nous formerons une équipe formidable.
Elle frotte son ventre au mien. Nos lèvres entrent en contact. Elle mord à pleine bouche. Baiser violent et passionné. Plus que douée. Je la serre contre moi, peut-être est elle armée. Sa langue gloutonne s’enfonce entièrement, elle a un goût de réglisse. C’est le moment!
Je soulève sa paupière d’une main et, de l’autre, enfonce la lame du saigneur profondément dans l’orbite juste au-dessus de l’œil, sous le front. Je sectionne les attaches nerveuses. Je la retire aussitôt: l’opération a duré moins d’une demi-
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seconde. Je lui ferme l’œil avec une compresse de papier hygiénique pour interrompre l’hémorragie. Pas une goutte n’a coulé. Elle n’a rien senti.
— Vous allez bien, Douchka?
— Qui êtes-vous? Que faisons-nous ici? J’ai froid… Où sont les hommes riches et l’alcool?
— Tout va bien, vous avez fait un petit malaise, ce n’est rien. Ne bougez pas, je vais chercher un docteur.
Elle s’assoit sur le bidet.
— Où sont les hommes riches et l’alcool?
Elle ne saigne pas, son globe oculaire est juste un peu rouge. Je jette le papier dans les WC et tire la chasse.
— Où sont les hommes riches et l’alcool?
Je sors. Personne. Je rince mon couteau dans le lavabo et le range à ma ceinture.
— Où sont les hommes riches et l’alcool?
Douchka tourne désormais en boucle pour l’éternité. Elle a résolu le mystère du cercle à trois côtés.
De retour à la table. L’ambassadeur s’inquiète:
— Avez-vous vu Douchka?
— Je l’ai aperçue qui téléphonait.
Le maître d’hôtel me confie à l’oreille:
— Une Mercedes noire vous attend. Il semblerait qu’il y ait des gens qui guettent votre sortie. Ce sont peut-être des paparazzis. J’aime autant vous prévenir.
— Parfait. Vous mettrez le repas sur ma note.
Je fourre un billet de cent euros dans le creux de sa main. Je fais du pied à Laura pour la prévenir que l’heure de la retraite a sonné.
Le sommelier a posé sur la table une carafe en baccarat contenant un cognac Rémy Martin Louis XIII Diamant, l’aboutissement le plus extraordinaire de savoir-faire et de
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patience, mélange d’eaux-de-vie – certaines ont plus de cent ans d’âge – obtenus exclusivement avec des raisins de grande Champagne à la finesse incomparable.
Je nous sers une rasade; j’en profite pour verser une dose de ligotine à l’ambassadeur. Jamais trop prudent.
— Je crois que nous avons battu le record d’Hemingway ce soir. À votre santé, mes amis, dit-il avant d’avaler le Louis
XIII cul sec. Un crime.
Je regarde Laura. Nous nous levons.
— Vous partez? s’étonne l’ambassadeur.
— Ne soyez pas inquiet, restez assis, nous revenons dans un instant.
J’aperçois Monsieur Henri près de la réception. Je prends Laura par le bras, nous sortons de la salle de restaurant le plus naturellement du monde. Je chuchote:
— Un comité d’accueil nous attend dehors. Probablement des amis de Boris, il risque d’y avoir du sport. Tiens-toi prête… Tu as le livre?
— Dans la sacoche.
— Parfait.
Le portier nous tend nos manteaux, je lui demande:
— Pourrait-on approcher notre voiture, je ne voudrais pas que Madame prenne froid.
— Mais bien sûr, Monsieur Harris.
Je ne tiens pas à recevoir une rafale de pistolet-mitrailleur dans le ventre en traversant la place Vendôme.
Monsieur Henri me souffle dans le cou:
— Nous sommes là.
Je me retourne. Diana, son petit ami, et Simona sont là; la famille est au complet. Simona, sublime, porte un collier de pierres précieuses et une robe haute couture. Je n’en reviens pas.
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— Dior, chuchote Diana qui a surpris mon regard. Je lui ai prêté quelques affaires.
La Mercedes noire vient s’immobiliser devant nous, je saute au volant, suivi du reste de la troupe. Diana, la dernière, claque la porte et crie: — Let’s go!
Je démarre en trombe. Les pneus crissent sur le pavé parisien. Le monstre bondit et fonce vers la rue de Rivoli en brûlant deux feux rouges. Dans l’habitacle, c’est une joyeuse cacophonie.
— Tenez, ça vous fera un souvenir, crie Monsieur Henri, assis à la place du mort.
Il range une cassette vidéo dans la boîte à gant.
— Je l’ai piquée aux gens de la sécurité, c’est la cassette de surveillance…
— Merci, Monsieur Henri, je n’en attendais pas moins de vous.
— Prenez à droite vers la Concorde.
Le rétroviseur me renvoie l’image menaçante d’une meute de motards. Ce n’est pas la police. L’un d’eux frôle maintenant la portière droite et vide son chargeur dans la lunette arrière.
L’amant de Diana s’affole: — Mais ils nous tirent dessus… Henri, placide, commente:
— La voiture est blindée. Foncez, Albert…
Diana se pend au cou de son compagnon en riant. Simona se caresse les seins. Laura boucle sa ceinture. À mes côtés, Monsieur Henri fait office de copilote.
— Prenez les quais vers le pont d’Iéna.
Nous traversons la place de la Concorde, passons devant l’obélisque et ses hiéroglyphes millénaires. Il s’accroche à la poignée et me questionne:
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— Albert, vous ne m’avez pas dit qui étaient les commanditaires qui vous ont payé pour me tuer?
Le compteur indique 180 km/h. Je zigzague entre les voitures en klaxonnant.
— Il s’agit de Bernard François.
— Le patron de LCV?
— Exactement.
— Vous entendez Diana, Bernard François, votre ami! — Je le connais bien. Il m’a offert un sac à main… Monsieur Henri est effaré:
— Mais pourquoi?
Je lui avoue le secret qui n’a plus de raison d’être:
— Certaines personnes craignaient de voir étalées sur la place publique des informations très confidentielles que vous déteniez. Ils savaient que vous touchiez de l’argent de la presse people et du Mossad…
— Mais nous dans tout ça? s’indigne Diana.
J’ai un peu honte:
— Vous n’y êtes pour rien, ma chère. On appelle ça un dommage collatéral…
— C’est insensé, proteste son ami, et injuste…
Je m’engouffre sur la voie rapide, le compteur de la Mercedes indique 230.
Monsieur Henri me prévient:
— Juste avant le pont des Invalides, la route est un peu relevée à droite.
Je n’ai pas le temps de freiner, la voiture s’envole pendant quelques secondes, mais j’arrive à la dompter. Je rétrograde en seconde. Le moteur pousse un hurlement terrifiant, ça crisse, ça grince.
Quelques balles crépitent sur la carrosserie. Ma dextérité me surprend, je n’ai égratigné aucune autre voiture. J’appuie
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à fond sur le champignon, le compteur avoisine les 300 km/h quand le pont de l’Alma se profile. C’est l’hystérie générale.
Diana s’extasie:
— C’est génial! Waooo!
Monsieur Henri sort une mignonnette de sa poche et s’enfile une rasade de whisky.
Petit coup de volant à gauche, nous pénétrons sous le tunnel. Je perds le contrôle du véhicule… J’ai l’impression que nous franchissons une autre dimension.
Trou noir.
Le monde s’est figé autour de moi. Mes passagers sont des personnages de cire du musée Grévin: Diana, pendue au cou de son amant qui semble lui raconter une plaisanterie à l’oreille, rit aux éclats. Monsieur Henri arbore un visage serein. Laura paraît incommodée, je ne lui ai jamais vu cette expression d’écœurement. Seule Simona semble vivante.
— Chéri, tu as arrêté le temps? Comme ils sont drôles, on dirait des statues. Elle est vraiment charmante, l’Anglaise. Elle te mangeait des yeux. Son copain est plutôt sympa, je l’aime bien. Il veut me faire faire du cinéma, il paraît que son père est producteur. Il veut acheter les droits de mon journal — Ton journal?
— Oui, tu ne l’as pas lu? Tu devrais, ça parle de toi…
D’un coup sec, le temps reprend. La voiture dépasse le pilier fatal… Monsieur Henri, Diana et son boy-friend disparaissent, volatilisés, gommés.
Nous fonçons en direction de Calais. Laura dort sur la banquette. À la radio, Christophe chante Comme un interdit. La conduite me pousse à la méditation.
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Je revois la tombe éventrée et les membres du gouvernement, éparpillés, hachés. Les tours qui s’effondrent au cœur de New York de manière incompréhensible, ce 11 septembre, comme si elles avaient été dynamitées de l’intérieur. Bernard François, crucifié dans la nef de NotreDame, entouré par la police scientifique en tenue de cosmonaute qui prélève le moindre fragment d’ADN. L’abbé Dubourdieu, momifié dans sa châsse, entamant une lente mais inévitable décomposition. Boris, à moitié éviscéré, grimaçant dans une baignoire du Ritz. L’ambassadeur des États-Unis en proie à de terribles cauchemars peuplés d’extraterrestres avec Douchka à ses côtés qui se caresse en lui demandant: « Tu es un homme riche, toi? ».
Fixant ma main posée sur le volant, j’observe la bague emprisonnée autour de mon index droit. Un panneau indique une aire de repos à mille mètres. Je mets le clignotant et quitte l’autoroute. Laura ne s’est pas réveillée.
Dans la boutique de la station-service, j’achète un ruban adhésif pour pot d’échappement percé, une peau de chamois, une paire de gants en caoutchouc et un nettoyant alcoolisé pour pare-brise. Je me réfugie dans les toilettes, sors le saigneur de son fourreau, mords la chamoisine à pleines dents et pulvérise le lave-vitre dans le gant. À la base de mon index, juste au-dessus de la bague, je vise l’articulation. Après une profonde inspiration et un intense exercice de concentration qui devrait permettre d’insensibiliser la zone, j’appuie. La lame d’acier cherche un instant le ligament entre les cartilages, le doigt tombe directement dans la cuvette et m’éclabousse. Le sang jaillit. J’arrache la bague du moignon et, sans attendre, enfile le gant en plastique et scotche le moignon de manière à poser un solide garrot. Je n’ai quasiment rien senti: peut-être les nerfs n’avaient-ils pas
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encore tous repoussé? Je récupère l’anneau, tire la chasse et regarde mon doigt disparaître dans l’eau rosie. Je lui fais le serment de le retrouver un jour… Ce n’est pas le moment de céder à la nostalgie. Je tends l’oreille pour vérifier qu’il n’y a personne et, tout en résistant à l’envie de sucer ma propre hémoglobine, j’entreprends de nettoyer les taches. Le gant comprime ma main, le garrot fonctionne. Sous les néons, le miroir me renvoie une tête des mauvais jours.
Je pose la bague bien en vue sur le bord de faïence comme si elle avait été oubliée là… Si les tueurs de la Trilatérale m’ont repéré aussi vite, c’est que cette merveille de technologie contient, à coup sûr, un mouchard.
Au bord de l’évanouissement, tentant de faire comme si de rien n’était, je regagne la voiture. Laura ronfle toujours. Craignant de perdre connaissance, je ne peux en faire autant. Le lancinement, couplé à l’envie de vomir, va me tenir en éveil. Je fouille le sac à main de Laura et trouve, au milieu de mille objets inutiles, un poudrier et une paille que je m’enfonce dans le nez. D’un trait, je renifle jusqu’à la dernière particule élémentaire de drogue.
La radio diffuse un enregistrement de Dave Brubeck. Take Five. Ma version préférée. Le saxo, comme un analgésique puissant, me cajole et apaise ma douleur. La batterie soutient mes pulsations cardiaques défaillantes. Léger et obsédant, le piano retient mes spasmes. La contrebasse me fait l’effet d’un hypnotique légèrement hallucinogène. Comme un pêcheur de perles des mers du Sud, je plonge, nu, dans la musique, et me confonds avec elle.
Soudain, la voix suave de robot femelle du GPS de la Mercedes susurre:
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— Mettez le contact. Prenez la direction indiquée. Tournez à gauche maintenant. Non, à droite…
Elle est complètement détraquée. Elle insiste, la bougresse:
— Suivez cette route sur 20 kilomètres. Détendez-vous, écartez les jambes… Je sursaute.
— Laissez-vous aller en arrière.
— Pardon?
Une sorte de matière filaire pousse sous mes jambes. Des cheveux de femme. Puis une tête, enduite de crème placentaire, au sortir de la matrice. Une bouche qui se dessine sur ce visage visqueux s’ouvre pour me planter des canines acérées dans l’entrejambe, s’acharnant à déboutonner ma braguette.
J’ai dû appuyer par mégarde sur une des innombrables commandes de cette voiture de luxe et déclencher l’option « turbopute ».
La bouche lubrique a enfin trouvé ce qu’elle cherchait.
La fellation est sévère, nouée, goûteuse, pénale, experte.
— Détendez-vous, écartez les jambes…
J’écarte comme je peux et me prête aveuglément aux volontés de cette GPS (Grosse Pouffiasse qui Suce).
Je suis cerné de chair molle: l’airbag vient de se gonfler entre mes cuisses et enfle démesurément; mais quel airbag! Ce sont des hanches et d’énormes fesses qui s’exhibent devant moi. Je monte comme du lait bouillant dans la casserole de mamie Madeleine. La chose « fessoïde » absorbe entièrement mon sexe.
C’est ainsi que, pour la première fois de ma longue carrière, je sodomise une Mercedes…
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Pour rien au monde je n’aurais voulu louper cela.
Je jouis, je jouis, je jouis. J’explose.
Le volant, la boîte à gants, l’allume-cigare sont touchés. Je jette un œil vitreux à l’arrière du véhicule, Laura dort à poings fermés, une chance! Lorsque je reprends mes esprits, plus de traces de fange, à croire que le sperme a été lapé par une immense langue invisible.
— Vous suivez la bonne direction. Vous pouvez reboutonner votre pantalon.
Elle remet ça?
Quelques instants plus tard, je somnole, affalé sur le siège.
J’aime sécréter ma propre chimie interne, me transformer en pure vibration.
Oh oui, j’aime…

LONDRES

All you need is love des Beatles célèbre notre arrivée dans la ville grise qui s’éveille. En traversant la City, mes artères se gonflent et palpitent. Cette ivresse si particulière, ne se produit que sur le sol anglais: sentiment de liberté et d’enracinement à la fois. La qualité de l’air y est exceptionnelle – je ne parle pas de sa pureté, bien sûr, mais de ses propriétés euphorisantes, dues à sa richesse en testostérone, qui donne à chaque particule anglaise un magnétisme gravitationnel quasi sexuel. Je jure que je bande différemment à Londres qu’à Paris, ou que dans n’importe quelle autre ville. Voilà qui expliquerait la profusion des groupes et la vitalité de la production musicale insulaire: tels des champignons succulents qui prolifèrent sur les terrains les plus ingrats, l’Angleterre a fait grandir des Bowie, des John Lennon, des Mick Jagger, et j’en passe. Le tout est parfois même délicieusement psychotrope – il est reconnu que les champignons sont à l’origine de toutes les religions.
Je sais que les Anglais n’ont pas conscience de ces choses qui nous bouleversent. Peut-être sont-ils, tout simplement, de trop en Angleterre? Question intéressante. Il faudra bien qu’un jour nous annexions cette terre d’Angle afin de convertir les sauvages qui l’habitent à la gastronomie érotique.
Telles sont mes pensées du matin.
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Lorsque je me gare devant le 12 Pembroke Gardens, Laura ouvre enfin les yeux. La pâleur de son visage contraste avec le cuir noir de la voiture.
Apercevant le gant de plastique qui emprisonne ma main droite, elle pousse un cri.
— Ce n’est rien, je me suis coupé en mettant de l’essence.
Ce n’est pas très joli à voir.
— Ne me raconte pas de blagues. Tu t’es battu, c’est ça?
— Oui, mais avec des fantômes. Je ne voulais pas qu’ils viennent t’importuner, mon amour. Mais tout cela est fini, nous sommes à la maison.
L’air frais nous saisit. La vieille bâtisse grise de Pembroke Gardens s’élève sur quatre étages, elle est couverte de lierre. D’un coup d’œil, je vérifie les fenêtres condamnées par des volets en bois.
Avant de partir, j’avais pris soin d’installer un digicode, ainsi qu’un dispositif de surveillance. Je tapote sur les touches, Laura engouffre son charmant minois dans l’embrasure de la porte et le retire aussitôt pour m’égratigner d’un commentaire: « Tu n’aères pas souvent, dis-moi. Cette baraque sent le moisi! »
Mais lorsque j’allume la lumière du salon, elle émet un sifflement d’admiration.
— C’est superbe… On se croirait dans un décor de film!
— Mobilier victorien authentique.
— Je n’ai jamais vu autant de livres…
— C’est une collection unique de bouquins maudits. Il y en a plus de trois mille.
— Maudits? Tu cherches à m’effrayer?
— Une bibliothèque d’ouvrages ésotériques, inoffensifs pour la plupart, et même soporifiques. Je ne les ai pas lus, cela n’en vaut guère la peine. Tu sais, j’ai acheté cette maison il y a une vingtaine d’années, mais je n’y viens que très rarement.
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— Nous devrions faire quelques travaux de rafraîchissement, et nous débarrasser de ces gravures sordides comme de ces sombres portraits. Celui-ci est particulièrement effrayant, on jurerait que le modèle du peintre est sans vie… il me donne la chair de poule.
— C’est une toile de Walter Sickert, un ancien propriétaire.
Elle entre dans une immense chambre au sein de laquelle trône un étonnant lit à baldaquin recouvert d’étoffes de soie perlée. Au sol, la mosaïque représente un pentacle dont le centre se situe précisément sous un lustre de fer forgé à six branches, surmontées chacune d’une tête de dragon. Laura minaude: « Il n’y a pas la télé? », s’assoit sur le lit: « Il est un peu mou », tapote l’édredon: « Tu as une femme de ménage? » Puis: « Où sont les pipi-rooms? »
Elle s’enferme dans les toilettes. J’ai peur que ma belle ne se sente pas à l’aise ici; j’aurais peut-être dû l’emmener à l’hôtel.
J’ouvre la porte du laboratoire. Tout semble être en ordre.
Laura m’y rejoint, et reste bouche bée devant cette pièce atypique et anachronique: l’antre d’un savant fou. Sans la présence des quatre congélateurs qui encadrent l’espace, on se croirait projeté à des années-lumière du Londres cosmopolite et fourmillant.
De colossales étagères plient sous le poids des flacons au contenu insolite; sur une paillasse, des instruments de chirurgie étincellent.
Elle se dirige vers les congélateurs:
— Il y a quoi là-dedans?
Avant que je puisse la retenir, elle en ouvre un, une fumée bleue s’en échappe. Elle se penche et rouspète:
— Mais il y a au moins cinquante paquets de steaks! T’aurais pu mettre quelques légumes.
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Elle s’arrête devant un buste écorché en plâtre qui exhibe ses entrailles sans pudeur:
— C’est un moulage d’époque. Ils s’en servaient comme modèle avant de…
— Avant de quoi? — Avant d’opérer. — Sur des morts?
— Pas forcément…
Je la prends par la main et l’entraîne dans la chambre.
Docile, elle se déshabille en un clin d’œil et se réfugie sous les couvertures. Quelques minutes plus tard, elle dort profondément.
Allongé sur le dos, je fixe le plafond. Une douleur lancinante me sclérose le bras, la blessure sur mon torse me préoccupe…
Je commets des erreurs de débutant, mais je suis dingue de Laura. Que se passerait-il si j’étais pris? Pour la première fois, je n’arrive pas à chasser cette question de mes pensées. J’ai peur, j’ose l’avouer. L’amour me rend fébrile et frileux. La meilleure solution serait de m’échapper, de me poignarder avec mon instrument de travail. Si cinquante tueurs de la Trilatérale sortaient de partout, l’arme au poing, oui, je ferais cela. Je plongerais ma main sur le manche, si possible avant que cela ne pétarade de partout, je suis si fragile des tympans.
Comme papa, j’empoignerais le saigneur et, en me jetant théâtralement au sol, je m’empalerais sur lui:
« Saigneur, je ne suis pas digne de te recevoir… »
Alors, comme une fusée fend le ciel, une balle me traverserait le crâne. Simple sensation de froid, avant l’ultime échauffement des sens provoqué par la vue du pourpre de mon sang. Peut-être, dans un dernier effort, aurais-je la force de tirer la langue afin d’en laper quelques gouttes, quitte à
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m’en mettre partout. Là, je tournerais de l’œil, lentement, en libérant une ultime dose de jouissance concentrée qui inonderait tout mon cerveau. Fantastique. Tous les muscles de mon corps tétaniseraient pendant cinq secondes.
Fondu au rouge…
« Sommeil,
Silence,
Ombre,
Froid,
Décomposition. »
Je frissonne… Impossible de dormir… Je me relève.
Midi sonne ses douze coups à la pendule du salon inondé de lumière. Elle vient gommer les dernières traces d’archaïsme et, je l’espère, le malaise initial ressenti par Laura lors de la découverte de mon repaire. J’ai fait des courses, préparé un brunch gargantuesque – œufs brouillés, bacon, saucisses, confiture, jus de fruits – acheté des fleurs à ma belle, et un PC portable dernier cri pour mes affaires. Connecté à freemusic.com, il diffuse la voix de Jay Jay Johanson:
I believe in you,
You believe in me…
J’ai soigné mes plaies, un bandage orne ma main droite, et j’ai mis un pansement « deuxième peau » sur ma poitrine entaillée. Dans une semaine, tout sera cicatrisé. L’étagère de la salle de bain est remplie d’un tas de produits de beauté. Un gigantesque bouquet trône sur la table de la cuisine.
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Sur Internet, je lis les dernières nouvelles:
UN POIDS LOURD PULVÉRISÉ À LA FRONTIÈRE BELGE.
« Il est cinq heures du matin lorsque Roger B. et son poids lourd chargé de légumes ont été percutés par un objet non identifié à la frontière Belge. Des témoins affirment avoir vu une sorte de missile ou de météorite qui tombait du ciel. Le camion venait de Paris par la A1…
Pauvre Roger! Tu n’aurais pas dû prendre cette bague. Je frémis: si la Trilatérale a les moyens d’envoyer des missiles air-sol, je ne donne pas cher de la sécurité de cette planque.
Un autre titre m’interpelle:
UN CADAVRE DÉCOUVERT DANS LA CHAMBRE D’HÔTEL DE
L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN THOMAS HARRIS.
L’auteur a peut-être fini par se prendre pour l’un de ses personnages sanguinaires. Il est activement recherché par toutes les polices d’Europe…
Je pars en quête d’informations.
À la une de tous les quotidiens français, on annonce la mort de Bernard François des suites d’une longue maladie…
C’est frustrant. J’aurais dû prendre des photos et les envoyer à la presse. Ça aurait été une formidable couverture pour Paris Match.
Simona lit sur la terrasse, elle a relevé sa jupe pour faire bronzer ses cuisses.
Elle m’appelle.
— Pourquoi m’avais-tu caché l’existence de cette baraque? Heureusement, je ne suis pas rancunière. Alors qu’attends-tu pour me faire le tour du propriétaire?
— Je dois descendre à la cave chercher quelques bouteilles de vin. Tu peux venir.
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Simona ne semble pas gênée par le caractère vieillot de la maison. Mais elle n’a pas tout vu…
Je pousse un tapis qui dévoile une trappe, soulève une lourde porte en bois donnant sur un escalier en colimaçon. L’éclairage y est plutôt rustique. Il faut quelques minutes à nos yeux pour s’habituer à la semi-pénombre. Le couloir central est bordé de cellules crasseuses, fermées par des grilles métalliques. Le plafond est bas, il faut se pencher pour passer les portes. Les paillasses miteuses sur le sol de terre battue, les chaînes accrochées aux murs, laissent imaginer que les locataires de ces cachots n’étaient pas là en cure de thalassothérapie. Ou alors, s’agissait-il d’une thalasso particulière, qui aurait vanté les vertus curatives de l’enduit pour la jeunesse de la peau… Nous découvrons des membres séchés, écorchés, des pieds flétris, des mains crispées, des bouts de tête, des figures portant les stigmates de hurlements fous que les pauvres ont dû pousser lorsqu’ils ont compris qu’on les emmurait vivants.
Même pour les plus aguerris, le spectacle est choquant.
Simona effrayée s’agrippe à moi:
— Ce ne sont pas des vrais?
Je ne dis mot. J’avoue n’avoir jamais pratiqué des choses pareilles. Emmurer des gens vivants, c’est cruel. Ils ont l’air jeunes, leur peau s’est desséchée comme du saucisson, du jarret ou du jambon de Bayonne.
Simona a enfoui son visage dans mon cou. Je serre sa taille fine, je sens sa poitrine écraser la mienne. Ses cheveux sentent bon la lavande. Est-ce le surmenage ou les atomes anglais qui ont la propriété de faciliter l’érection ? Je ne peux réprimer une énorme poussée de mon sexe. Simona s’en rend compte:
— Mais tu bandes?
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— C’est la fatigue. Viens… — Comment, la fatigue?
— Viens, je te dis…
Sur le seuil de la pièce contiguë, Simona me plante ses ongles dans le bras, elle est à deux doigts de vomir.
Nous sommes dans la salle de taxidermie: on peut y admirer des corps humains parfaitement conservés, peau tannée imputrescible, parfois recousus grossièrement, œil de verre, cheveux d’origine. Le tableau est saisissant: cinq femmes, nues, sèches, dans des attitudes figées. Trois d’entre elles sont assises sur des fauteuils, jambes croisées, semblant faire la conversation. Les deux autres sont allongées, lascives, sur des sofas de velours rouge.
Au fond de la pièce, un homme domine la scène. Walter Sickert, le célèbre peintre en qui certains voient le véritable Jack l’Éventreur, paix à son âme, est assi sur une sorte de trône en bois stuqué et doré, mains sur les accoudoirs. Vêtu d’un costume de dandy londonien, il semble tout droit sorti du XIXe siècle. Ses longs cheveux blonds peignés en arrière encadrent un visage lumineux et avenant qu’on pourrait presque croire animé, si un bout de joue ne s’était détaché, laissant entrevoir une partie de sa mâchoire édentée. Il tient une canne au pommeau doré, représentant un cobra prêt à cracher. À son cou, une chaînette en or supporte une petite médaille. Je m’approche pour détailler l’objet, et là, je crois rêver: est-ce le fruit de mon imagination? Suis-je complètement surmené? Le signe est là: un triangle dans un cercle…
Que fait l’emblème de la Trilatérale au cou du peintre ?
Existerait-il un lien entre Jack l’Éventreur et cette
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organisation que désormais je combats? Mes pensées volent dans tous les sens, mon esprit se brouille. Non, c’est impossible. Je remonte le plus loin possible dans l’arbre généalogique de l’ancien propriétaire des lieux, que j’ai longuement étudié, et je ne trouve que des célèbres chirurgiens de la grande bourgeoisie anglaise. Walter était reconnu par ses pairs pour avoir développé des techniques chirurgicales révolutionnaires. Et d’ailleurs, que fait-il, lui le misogyne invétéré, lui le collectionneur de jeunes éphèbes, empaillé au milieu de toutes ces femmes?
Cette mise en scène macabre doit cacher des secrets qu’il va me falloir décrypter.
Je décroche délicatement la chaînette de Walter.
— Que fais-tu? demande Simona d’une voix nouée par la peur.
— Je récupère son médaillon.
— Mon Dieu, tu es un monstre!
Soudain, la tête se détache du tronc et roule à mes pieds. Par le trou béant, j’entrevois l’intérieur de la cage thoracique de Walter, elle est remplie de paille séchée… Et de papier journal. J’en extrais un que je fourre dans ma poche. Ils ne se fatiguaient pas trop, les taxidermistes de l’époque.
Mon cerveau sécrète une dose d’endomorphine très concentrée, peut-être due à la poussière cadavérique que j’inhale. Simona hurle. Je la secoue:
— Tais-toi! Tu vas réveiller Laura.
— Chéri… ça va mal se terminer, tu le sais… Cet endroit est damné.
Des larmes jaillissent, elle est au bord de la crise de nerfs. — Ça suffit!
Je lui aligne une gifle pour la calmer. Choquée et probablement vexée, elle va bouder dans son coin.
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Je déteste la sensibilité féminine, les pleurs, le déballage de sentiments incontrôlés, l’impudicité de leurs cris stridents. Rien de tel pour se faire repérer ou pour exciter l’agressivité d’un violeur ou d’un tueur.
Laura est différente. Douce et forte, réservée et sauvage. Je n’aurais jamais dû venir ici avec elle. Mais on ne peut pas toujours vivre à l’hôtel, c’est lassant.
La décapitation de Walter me portera-t-elle malheur? Je ne crois pas à ces balivernes. Malgré tout, je ramasse la tête et la repose entre ses épaules. Je pense qu’il aurait fait la même chose pour moi.
Voilà, Walter est réparé…
Je traverse les pièces qui mènent à l’escalier. Au pied de celui-ci, je trouve une armoire remplie de bouteilles de vin, de pots de confitures, de bocaux au contenu organique difficile à identifier. Des cornichons au vinaigre peut-être. Si ce n’est pas le cas, je n’ose imaginer quelle partie du corps y est conservée… Je prends une bouteille de Château-Lafitte 1890 rongée par les années.
Je remonte. L’air frais est agréable. Missing de EBTG, en fond sonore. Des flaques de soleil inondent la pièce, j’entraperçois Laura en peignoir qui sort de la chambre en baillant, et qui s’enferme dans les WC
Elle ne m’a pas vu…
J’en profite pour lire le morceau de journal oublié, peutêtre volontairement, dans la poitrine de Walter:
EAST LONDON OBSERVER, 1888
(Je déchiffre)
L’UTÉRUS PRÉLEVÉ DANS LA POITRINE D’ANNIE CHAPMAN…
… LA MARE DE SANG, L’HORRIBLE CRIME DE JA…
Le reste de la page est manquant.
L’horrible crime de Ja…
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Nous déjeunons, instant magique. Laura est reposée, sa peau de rose ou de pêche, suivant les endroits, accroche la douce lumière de l’été anglais. Dans sa robe de chambre blanche, elle a l’air d’une princesse sortie d’un très long sommeil. Elle murmure en croquant un grain de raisin:
— Je t’adore.
— Merci.
— Tu n’as pas dormi?
— Non, je n’ai pas pu.
— Il est super le PC.
— J’ai pris le plus cher…
— Finalement, cette maison est super. J’étais juste éreintée hier soir, mais je viens d’explorer l’étage, c’est immense et les chambres sont lumineuses. J’avais un peu de migraine en me levant, j’ai trouvé la pharmacie dans l’armoire de la salle de bain. Tu as un sacré stock, dis-moi !
— J’ai prévu de tenir un siège… Tu as trouvé ce que tu cherchais?
— Je crois.
— Tu feras attention, il y a quelques médicaments à ne pas mélanger.
Elle engloutit ses mouillettes jaunies par l’œuf frit et gratifie un toast de la marque de sa jolie dentition. Le tout arrosé d’une gorgée de jus d’orange. — Tu as l’air soucieux, Thomas?
— Ne m’appelle plus Thomas. Mon nom est Albert.
C’est vrai que je suis soucieux, trop d’événements imprévus se sont succédé depuis quelques jours.
— Albert? Tu m’as menti?
— Non, je t’expliquerai. C’est compliqué.
Laura est toute triste.
— Tu n’es pas écrivain?
— Mais je suis un artiste.
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Elle pose sa main sur la mienne.
— Peu importe comment tu t’appelles. J’ai pris mon parti de ne pas te poser de questions. J’ai compris que tu n’étais pas quelqu’un d’ordinaire. Boris m’a dit des choses épouvantables sur toi. J’ai senti qu’il était dangereux et qu’il valait mieux que je ne le contredise pas. Je savais que s’il te faisait du mal, je pourrais intervenir.
— Tu as été admirable, Laura. Tu m’as sauvé la vie.
— Je l’ai tué, et je n’ai rien ressenti.
Un voile passe sur son visage.
— Je n’ai rien ressenti, Albert. Je n’ai pas eu peur. Je ne regrette rien.
— Tu étais en état de légitime défense, c’était lui ou moi. Tu n’es pas une tueuse.
— Crois-tu que nous sommes en sécurité ici? J’imagine la police lorsqu’ils entreront dans la chambre du Ritz. Ils vont trouver mes empreintes.
— J’ai fait le ménage. Ils identifieront ton ADN, mais rien pour prouver ta culpabilité. Je te promets que je vais te protéger. Rappelle-toi les paroles de l’ambassadeur. Quelque chose se prépare, nous sommes peut-être les acteurs d’un événement incroyable.
— Que veux-tu dire?
— Je ne sais pas. Juste une prémonition. Il avait l’air sincère. Il a parlé d’un ennemi étonnant. La vérité est ici. Te souviens-tu, il t’a dit que tu brûlais quand tu as mentionné Xfiles?
Elle sourit.
— Tu crois aux extraterrestres?
— Je crois à des extraterrestres terrestres. Les choses se passent ici, mais dans une autre dimension. Je suis convaincu que des portes permettent de passer d’un monde à l’autre, et que les Américains ont des preuves de l’existence de ces
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mondes. Tu as entendu parler de la zone 51? Je crois même qu’ils ont fait des expérimentations, des tentatives de croisements entre nous et « Eux », The Them.
— Tu délires?
— Oui…
Nous rions. En fait, je pense que cette idée est la plus pertinente de toutes celles que j’ai eues depuis longtemps. Elle expliquerait toutes ces histoires d’OVNI, d’hommes verts, d’enlèvements…
— Tu devrais te refaire une garde-robe, ma chérie. Il y a une superbe boutique en ville, Harrods.
— Tu me prêtes ta Gold?
— En voilà deux, amuse-toi. Celle au nom de Dumoulin marche très bien.
Jimi Hendrix attaque: All along the watchtower. J’adore ce titre. Avec ma langue, je suis capable de reproduire le son saturé de la Fender et de faire à la perfection la guitare acoustique de l’intro:
— Lang long leng leng leng leng, CHHHHH. Lang long leng leng leng leng, CHHHHH. Lang long leng leng leng leng…
Impressionnant, non?
Je suis seul. Je suis allé au grenier pour retrouver les lettres et le journal de Walter, repérés mais jamais lus lors de mes précédents séjours.
Devant moi, sur le bureau, j’ai disposé les pièces du puzzle: le livre de Klaus Kriech, la médaille et les vieux papiers de Walter.
Les cinq crimes de Jack l’Éventreur suivaient un rite magique lié au calendrier lunaire et aux cinq côtés du pentacle. Les emmurés de la première cave semblent être des
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victimes plus récentes que les empaillées qui sont, elles aussi, au nombre de cinq. Les taxidermisées, cela semble clair, sont l’œuvre de Walter.
Y aurait-il un lien entre la porte dont parle l’ouvrage de la Trilatérale et celle que le journal de Walter décrit en ces termes:
Aux sommets des Angles du Sceau de Salomon où brûlent cinq flammes, cinq Cœurs tu déposeras.
Tout au centre magique la Porte s’ouvrira. Allant de l’un à l’autre alors tu passeras.
Le sceau de Salomon, c’est le pentacle qui représente la lumière, la terre, l’eau, le feu et l’air… L’étoile des francsmaçons.
Cinq cœurs tu déposeras… cela est-il lié aux victimes de la cave? Walter aurait-il trouvé la porte après avoir sacrifié ces femmes? Aurait-il réussi, une seconde fois, grâce aux cinq emmurés? Jack l’Éventreur a disparu après avoir éventré cinq prostituées…
Je commence à comprendre.
S’il faut cinq cœurs, pas de problème, je les ai déjà. J’ouvre le troisième congélateur du laboratoire, rempli de sacs plastiques soigneusement étiquetés:
Lux: 2e catégorie. Gigot. Cœur.
Mary: petit filet. Côtes. Cœur.
Cecilia: Cervelle. Cœur.
Bonnie: Poitrine. Cœur. Therese: Cœur.
Elles sont toutes là. Le surgelé ne devrait pas nuire à l’ésotérisme. Mais s’il faut que les cœurs palpitent à chaque angle du pentacle, je suis mal… Au pire, dans toutes les
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cabines téléphoniques publiques de Londres, on trouve des centaines de flyers de prostituées ou de call-girls avec numéros de téléphone. J’en appelle cinq et je les décapite dès leur arrivée; Laura ne s’apercevra de rien.
Je colle à mon œil une loupe de bijoutier et observe la médaille de Walter. C’est de l’or, la gravure est très fine, le triangle est inscrit dans le cercle avec le point de gergonne à peine marqué. Sur l’autre côté est gravée une année: 1888.
Au bout d’une heure d’aller-retour entre le livre et le journal de Walter, les points obscurs sur la méthode à suivre deviennent limpides: les deux textes se complètent parfaitement. Je connais désormais le secret de la Trilatérale. Et je prends ma décision.
— Édouard? (Simona me fait sursauter.) C’est pour cette nuit?
— Oui. Je ne veux pas courir le risque de finir entre leurs griffes. Tout ça va beaucoup trop loin. Il n’y a pas d’autre issue. J’ai le monde entier à mes trousses.
— Tu vas la découper.
— Simona, ne me prends pas la tête. J’ai juré que je ferai tout pour la protéger.
— Y compris lui bouffer le cœur?
— Je l’aime trop. Suis-je à blâmer pour ça?
— Tu m’as dit ça à moi aussi, te souviens-tu?
— Oui, mais j’ai mûri. Je me sens plus sage. Bon Dieu, dire qu’ils ont arrêté de vieillir… — Il est bien ce bouquin?
— Ne touche pas à ça, Simona.
— Arrête, ce n’est qu’un livre…
— Détrompe-toi. La puissance de certains écrits est phénoménale. Pour qui sait lire entre les lignes, c’est un peu
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comme une onde radio. On peut glisser sur la bande et passer à côté de la station sans l’entendre. Mais une fois calé sur la bonne fréquence, la porte qui se matérialise est bien plus fantastique que la porte des étoiles. Elle ouvre sur un océan d’extase. Les rares humains qui ont eu le privilège d’y plonger en sont revenus mutants. Leurs capacités sensorielles se sont décuplées, ils ont développé un septième sens, le sens cosmique qui donne une conscience universelle exacerbée. Sans compter la permutation mentale des deux êtres en symbiose, car cette expérience ne fonctionne qu’en binôme.
— Tu sais, je ne t’ai pas attendu pour le lire. Mais il y a quelques inconvénients…
— Il y a bien ce problème de symétrie, un effet secondaire, une malédiction qu’on ne peut s’empêcher d’infliger aux autres.
— Quand est-ce qu’on baise?
— Ne plaisante pas.
— Tu me délaisses, j’en suis rendue à me masturber avec le manche de tes couteaux. J’aime bien le Japonais, c’est du bois de rose… il doit contenir une résine aphrodisiaque. Tu sais, ces bois exotiques sécrètent toujours des choses excitantes.
Batuta brésilienne. Simona se lève et passe les mains entre ses cuisses en gémissant et en se dandinant au rythme de la cueca et des tambours endiablés.
— Édouard, prends-moi…
— Je suis fatigué…
— Alors viens que je te suce.
Elle se lèche les babines comme une chatte. — Bon, d’accord…
Ça sent le vinaigre: c’est l’héroïne. Je dose la méthamphétamine. La mixture est complexe. Je respecte la recette à la lettre. Le bouquin est illustré, ce qui est bien
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pratique. Ma passion pour la cuisine et mon expérience de la boucherie me sont d’une aide précieuse.
Je laisse les cinq cœurs décongeler à température ambiante. Cela fait plusieurs années qu’ils sont dans le congélateur. Je n’ai pas oublié les visages de leur propriétaire. Cinq sœurs. Cinq belles filles du collège St Patrick. À l’époque, l’opinion publique, alimentée par la presse et Scotland Yard, avait adhéré, fort hâtivement il est vrai, à la thèse de la fugue.
Les sœurs Hopkins – Lux, Cecilia, Therese, Bonnie et Mary – étaient de sublimes créatures en devenir, au grain de peau laiteux et parfumé. De vraies anglaises. Elles habitaient chez leurs parents, dans un charmant pavillon à Wembley.
Je les avais rencontrées virtuellement, sur Internet. Une soirée de libre, une nouvelle connexion et me voilà surfeur sur la toile. Les premières expériences d’internautes sont très émouvantes. Je pouvais passer dix heures d’affilée connecté sur les tchats et les sites de cul. J’étais addict. Je m’infiltrais dans les portails de la police, du gouvernement, des entreprises sensibles. J’ai été un des premiers à faire un commerce d’un nouveau type sur le Net. J’ai pensé créer une start-up, faire une levée de fonds, prendre un CEO, un DAF, une DRH, un commissaire aux comptes et une commissure aux lèvres. J’ai même imaginé une entrée sur le second marché, des réunions SFAF, des augmentations de capital, des acquisitions, des OPA. Quelques profit warning bien venus, pour mieux pressurer les petits actionnaires et leur faire cracher la dernière goutte de leurs économies…
Le business model était limpide. Je contactais des associations de grands malades qui se réunissaient sur les newsgroup de l’époque. Ils échangeaient leurs expériences
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afin de profiter de celle des autres. J’ai vite compris que les malheureux qui ne possédaient plus qu’un rein, ou ceux qui avaient besoin de cornée, de peau, ou de n’importe quelle autre partie du corps, étaient prêts à payer très cher l’organe en question. Quand je dis « cher » c’est fonction de la bourse de chacun; je me suis donc intéressé aux comptes en banque de ces clients potentiels. J’ai réalisé une étude de marché pour constater que les riches sont aussi malades que les pauvres. J’ai donc proposé mes services aux plus nantis en fixant des prix exorbitants – surtout pour les cornées, cela va de soi…
La concurrence dans le domaine des dons d’organes était rude, voire déloyale: de bons samaritains, mal conseillés, donnent à titre gracieux leur organisme à la science après leur mort. C’est stupide: le corps humain vaut bien plus cher que l’or ou que le platine pour qui est malade, il me semble… Mon offre présentait cependant un avantage qu’aucun hôpital ne pouvait proposer: la livraison à la demande, en flux tendu.
J’ai ferré quelques gros poissons et, commandes en main, j’ai lancé la production. Je suis allé m’encanailler sur les tchats. J’y ai vite repéré les sœurs Hopkins. Elles étaient chaudes, curieuses… et vierges. Comme elles se connectaient à partir du même ordinateur, il m’a été très facile de les circonvenir. Tout d’abord, j’ai établi le contact en leur écrivant des poèmes. Elles se faisaient parfois passer l’une pour l’autre, afin de partager les bonnes prises. Je les ai inondées de messages très coquins, en augmentant quotidiennement la dose pour les rendre dépendantes. Chaque jour, elles faisaient un pas de plus sur les terres interdites; chaque nuit, leurs « moites enclos » suintaient un peu plus. Jusqu’à ce que le désir devienne insupportable, que le feu les consume de l’intérieur. Qu’elles hurlent comme des chattes en chaleur sur le toit familial.
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Un soir, elles ont fait le mur pour me retrouver au Ministry of Sound, une des meilleures boîtes de Londres, au cours d’une soirée house gothique.
La règle était simple: elles devaient me reconnaître à travers la perception qu’elles s’étaient faites de moi. Ma position était plus facile, cinq sœurs qui sortent en boîte ne passent pas inaperçues. J’avais pris soin de venir avec une Chevrolet sept places. C’est toujours classe de ramener les filles chez elles au petit jour, mais il faut être correctement motorisé, et ça, les jeunots, ils ne savent pas faire… Elles ont mis le feu à la boîte.
Je suis tombé immédiatement dingue amoureux des cinq petites Hopkins.
J’ai dansé à quelques mètres d’elles une bonne partie de la soirée, tandis qu’elles essayaient de reconnaître l’incroyable séducteur à la poésie si tendre, au verbe si envoûtant, qui leur avait fait fondre le cœur au point de le réduire en liqueur.
C’est Bonnie qui a gagné, la plus jeune, la plus perverse forcément… Elle n’arrêtait pas de me fixer, l’air de rien, sous les sunlights et les stroboscopes, secouée par la fantastique (on pourrait dire la fente astique) house que crachaient les boomers et les tweeters du club. Elles m’avaient joué, les garces, à pile ou face, et Bonnie avait remporté le trophée…
Je me suis prêté au rituel. Sous peine de perdre la face, la cadette devait me consommer devant les quatre autres. Nous avons dansé très près. Je l’ai travaillée vingt bonnes minutes, à coup d’attouchements respectueux mais terriblement intimes. Je me suis attardé dans son cou, imitant un vampire chargé de testostérone en manque d’hémoglobine avant de placer l’estocade décisive sur ses lèvres de pucelle. Un premier baiser d’anthologie: je faillis avaler sa langue, et elle la mienne.
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C’est drôle comme un premier baiser scelle les couples. Elle ne m’a plus lâché la main de la soirée. Je les ai saoulées au whisky et aux cocktails exotiques: margarita, planteurs, Cuba libre… Nous avons ri et dansé jusqu’à quatre heures du matin, mais, visiblement, Bonnie ne voulait pas en rester là. Je sentais qu’elle voulait concrétiser.
Lorsque nous fûmes dans la voiture, j’ai démarré en trombe, puis j’ai chaussé un masque et pulvérisé du chloroforme pendant près d’une minute.
Elles se sont endormies comme des petits chats qu’on va noyer.
Je les ai ramenées à Pembroke Gardens. Après un peu d’amusement avec les belles endormies – il est dommage qu’elles n’en aient pas profité en toute conscience, elles n’auraient pas été déçues –, je les ai débitées avec le saigneur. J’ai pu récupérer les organes à livrer au petit jour sur de la glace pilée, et gardé le meilleur – cœurs, filets très mignons et autres morceaux choisis – que j’ai congelé. J’ai rempli deux mallettes avec les coupures, livres sterling, euros, dollars, que ce petit à-côté m’a valu. La devise d’Albert: Les choses partagées font du bien. Quant aux sœurs Hopkins, elles peuvent me remercier: elles ont passé la soirée de leur vie. Je les croise de temps à autre dans ma chambre, lorsque je suis seul; elles connaissent mes habitudes et je les sens qui m’épient, surtout lorsque je suis sous la douche…
Mort de fatigue. L’évocation de ces souvenirs et Simona m’ont lessivé.
Laura me réveille. Je suis affalé dans un fauteuil.
— Chéri, regarde ce que je t’ai rapporté…
Un tee-shirt noir griffé Versace en peau de couille d’extraterrestre, comme je les aime. Quel amour. Elle est toute excitée, il y a une pile de sacs dans le vestibule.
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— Ce soir, c’est moi qui prépare le repas. Regarde, j’ai pris plein de choses, je vais te faire des filets de soles Bonne Femme avec des champignons et des petites pommes de terre.
— Je vais chercher une bonne bouteille.
— Tu t’occupes du salon, et moi de la cuisine.
C’est drôle comme l’ordre naturel est difficile à contrarier. Laura disparaît. Je consulte news.google.fr, histoire de me tenir au courant.
LE FIGARO (IL Y A UNE HEURE)
L’enquête se poursuit sur le mystérieux crime du Ritz, les enquêteurs se tournent vers Scotland Yard. Il se pourrait que Thomas Harris se cache à Londres, où il a des attaches.
Un frisson me traverse l’échine devant l’imminence d’un dénouement tragique. Je suis une bête traquée, moi, le professionnel de l’imposture. Le monde à l’envers. S’être débarrassé de la bague sur l’autoroute, au prix de mon cher index, était un coup de maître. Malgré tout, il est tout à fait possible qu’ils nous aient repérés. Planqué derrière les rideaux, je jette un œil dans la rue. Tout semble calme. Je détaille une à une les voitures en stationnement. Rien de suspect. Je vais quand même récupérer ma kalachnikov, ma chère kalach, souvenir de mes missions chez les Rouges. Je la pose sur la table, me sers un whisky et me replonge dans ces temps bénits.
Les pays de l’Est représentaient un énorme marché autrefois pour la profession. Tout être sensible ne peut que regretter la guerre froide. On tuait pour un da ou pour un niet. La concurrence des agents secrets et des espions de l’Ouest était déloyale. Je m’étais fait une bonne clientèle parmi les
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dirigeants des petites républiques des confins de l’Empire soviétique. Chacun avait au moins dix têtes à liquider d’urgence. On faisait les trois huit. Je dis « on », car je m’étais associé à une Polonaise. Une belle fille au sang chaud et des arguments irrésistibles. Une chute de reins niagaresque. Des fesses étroites et fermes. Des cuisses mortelles. Un visage de déesse. Des yeux bleu clair, derrière les mèches rebelles d’une chevelure platine. Un grain de peau fragile qui me rendait fou furieux au simple contact. Un corps couvert de taches de rousseur que j’aimais observer à la manière de ces astrophysiciens l’œil rivé à leur énorme télescope. Je me souviens de la fine toison blonde à l’arôme enivrant, des randonnées au fond des commissures, dans la suavité humide de la chair, à la limite des ourlets. Que d’adjectifs cent fois lus mais si mérités qu’il serait criminel de les couper.
Comment s’appelait-elle déjà? Vania!
Je me rappelle le carnage de Saint-Pétersbourg. Elle s’était trompée de cible.
Ah, les femmes!!!
Vania avait dessoudé par erreur le capitaine de l’équipe de hockey locale. Furieux, le reste du groupe nous avait violemment pris à partie. Nous avons été obligés de tous les liquider après le match, sous la douche. Je revois l’énorme tas de viande fumante dans les vestiaires embués. Ces éclaboussures écarlates sur le carrelage blanc. Et Vania qui leur crachait dessus et leur donnait des coups de pieds en proférant des insultes effroyables en polonais, une langue que je maîtrise mal. Cette nuit-là, après que nous ayons fait l’amour, j’ai dû me passer plusieurs fois de la crème antibrûlure sur le gland pour éteindre la douleur et les cloques. Les Polonaises sont de dures à cuire. Elle a fini dans les bras
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velus d’un pilote de chasse afghan. Elle avait besoin de changer d’air. Moi aussi.
On était jeunes, on était fous…
Une voix familière me sort de ma rêverie.
— Monsieur désire-t-il des amuse-gueules maison?
Laura me jette un regard – deux yeux pétillants – que j’attrape au vol.
— Volontiers, Mademoiselle.
— Bien, Monsieur.
Avec son petit tablier blanc et ses collants noirs, elle joue la soubrette. Je ne sais pas ce qui me prend, je trique. Dès que je pense à Vania, je bande. Ma Fernande à moi. Mais si je pense à Vania en matant Laura façon chambrière, I enlarge my penis, de dix centimètres au moins.
— J’ai un cadeau pour toi, lui dis-je. Mais tu ne l’auras qu’au dessert.
— Est-ce blanc comme neige?
— Oui, mais ce n’est que l’un des ingrédients de ma recette inédite.
— Dis-moi ce que c’est!
— C’est la surprise du chef, ma belle. Je peux juste t’en donner le nom: Révélation du pentacle. — Quel nom étrange! J’en ai l’eau à la bouche… — Prépare-toi à faire un grand voyage astral. — Un voyage astral?
Elle glousse et repart dans la cuisine en se dandinant. Je goutte à une mignardise qu’elle a posée sur la table. L’olive éclate entre mes dents, j’adore la tapenade. Je tire sur mon Cohiba. Un nuage de fumée parfumée m’enveloppe. Home sweet home.
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Soudain, un craquement venant de l’étage.
Je saisis la kalachnikov et monte au premier. Des ninjas voulant nous surprendre passeraient-ils par les toits? Dans la chambre bleue, il y a un escalier caché qui mène au grenier. J’ouvre la porte en faisant attention de ne pas la faire grincer. Laura n’a rien entendu. Si c’est un tueur de la Trilatérale, je peux l’avoir. Si c’est une centaine de policiers armés jusqu’aux dents, je n’ai aucune chance. Sous les combles, le sol est jonché de vieux cartons débordant de lettres et de cahiers jaunis, collections de journaux, livres en pagaille. Des centaines d’objets en verre, pipettes de chimiste, bocaux, ventouses, des choses aux formes étranges, bassins, urinoirs, tubes divers, s’étalent, bien rangés dans des vitrines.
Je place un escabeau en bois sous la lucarne et y grimpe kalachnikov au poing. Ce que je vois, perché sur le toit, dépasse l’imagination. Dans la rue, en bas, des cars des forces spéciales à perte de vue, des jeeps de l’armée, des Humvee blindées, et même deux chars Abrams. C’est Bagdad! À plat ventre, je rampe jusqu’à la gouttière. Le quartier est bouclé. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure. Voilà comment finissent les histoires dans les mauvais films. Ils vont se mettre à vociférer dans un porte-voix:
« Vous êtes cerné, rendez-vous, Albert! »
Je vais leur vendre chèrement ma peau, ils ne savent pas à qui ils ont à faire. J’ai récupéré il y a quelques années un Jetman, engin expérimental utilisé au Vietnam par l’armée américaine. Ce propulseur à réaction qui se fixe sur le dos permet de s’élever dans les airs et de voler pendant une dizaine de minutes. Le Pentagone en a abandonné la fabrication, trop d’accidents, pas assez de stabilité, et puis les
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types qui s’envoyaient en l’air avec étaient des cibles de choix. Je fouille la mansarde en quête du Jetman. Pourvu que le système d’allumage fonctionne encore. Je me harnache, bloque les fixations et remonte sur le toit. Le sifflement des pales d’un hélico déchire la nuit. Je respire un bon coup. Laura sera sauvée, elle n’aura qu’à raconter que je l’ai séquestrée.
Je dégage la sécurité près du bouton de mise à feu; j’ai déjà volé avec une machine similaire dans un camp d’entraînement au Nouveau-Mexique, il y a une dizaine d’années. J’écarte les jambes, il faudra que je pense à les replier pour éviter d’être brûlé par la combustion des deux fusées. L’hélico semble venir à ma rencontre, l’attaque est imminente.
Je hurle, en appuyant sur le bouton rouge: BANZAÏ!
Je suis projeté en l’air comme une pichenette. Il faut que je le stabilise, car si je monte trop haut, je n’aurais pas assez de carburant pour la descente et je risque de me crasher sur les toits.
Contre-plongée: Londres brille de tous ses feux. Le quartier est quadrillé. L’air froid me paralyse, mais la sensation de voler est fantastique. J’essaie de contrôler ma trajectoire à l’aide des deux commandes au niveau des coudes, que je pousse afin d’orienter les fusées. Soudain, un hélico Sky Watcher est sur moi. Énorme, vrombissant. La pression de l’air me déséquilibre. Je pars en vrille. Un missile, deux, passent à quelques centimètres. Impression bichromique de toute beauté, panache de feu dans la nuit londonienne.
Je comprends que l’hélico est lui aussi une cible pour ceux d’en bas. Je m’agrippe in extremis au filin que l’on vient de me lancer depuis l’engin. Je coupe les fusées du Jetman. Aussitôt, le Sky Watcher prend de la vitesse et pique.
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L’accélération est telle que mon estomac se contracte. À deux doigts de vomir, je suis comme aspiré. Le treuil se met en marche ; des bras m’agrippent, me hissent à bord et défont mon harnais. Mon sauveur est cagoulé: c’est mauvais signe. Plaqué par la force centrifuge, je suis incapable du moindre mouvement. Profitant de ma paralysie, le ninja m’assoit sur un strapontin, presse un bouton, CLAC: alors qu’un casque étau intégré au siège écrase mes tempes, un système de carcan enserre mes bras et mes jambes. Une douche de lumière éclaire la scène. À ma droite, une poche gonflée d’une sorte de sérum de vérité est suspendue à une perche à perfusion. Tiens? Mon sauveur a un tour de poitrine plus qu’intéressant, je n’en crois pas mes yeux. Grande et fine dans son pantalon de cuir noir qui moule son sexe et ses fesses diaboliques, il est même très sexy.
D’un geste ample, il arrache sa cagoule et fouette mon visage de ses cheveux, avant de les rejeter en arrière dans un effet de ralenti digne des grandes séries B. J’ai du mal à y croire: Pénélope Cruz, en chair et en os.
Elle s’assoit en face de moi. Dans ses mains, un passeport français.
— Monsieur Dumoulin? lit-elle.
Sa voix est émouvante et glacée comme des pêches Melba. Elle a un léger accent. Je lui réponds d’une voix étranglée:
— Lui-même.
— Citoyen français; âge, cinquante-quatre ans.
Profession, géomètre. Veuf, sans enfant.
— C’est exact.
Elle connaît mon identité actuelle.
Elle fait la moue:
— On vient de vous retrouver dans la chambre froide du restaurant routier Chez Fernande, à Aubervilliers. Quand je
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dis « vous », je devrais dire quelques morceaux de seconde catégorie, Vous étiez ficelé et bardé, prêt à être rôti. Les tests ADN sont formels, Monsieur Dumoulin, vous êtes mort depuis plus de six mois.
Me voici dans de beaux draps. Ils ont découvert le cadavre de Dumoulin. C’est incroyable. J’essaie de noyer le poisson en usant de mon humour décalé:
— Pénélope, je suis désolé que cette rencontre se fasse dans ce contexte.
Visiblement, cela ne prend pas: du revers de la main, elle m’aligne une gifle monumentale. Une douleur aiguë me lacère le visage, l’énorme rubis qui orne son index vient de me défigurer.
Elle s’énerve:
— Ne joue pas avec moi! Ton nom?
Elle utilise un dentifrice bi-fluoré que je connais bien pour m’en servir moi-même. Ses dents de nacre, blanches comme de la neige, sont prêtes à mordre. Je chuchote:
— Ça commence par « A ».
Elle ne me quitte pas du regard. Dans le paysage de ses pupilles, placé en orbite, je survole une planète à l’architecture baroque. Je tente de me concentrer, mais les reflets changeants de ses pupilles m’envoûtent: — Ça finit par un « T ».
Aïe! Elle vient de planter une seringue dans la veine de mon bras gauche. Je suis en proie à une légère tachycardie. Inopinée, une turgescence éclate dans mon pantalon, un truc énorme. Elle m’a injecté un détonant mélange, composé de cinquante pour cent de Viagra – au bas mot. Effet garanti. Elle palpe pour vérifier, puis se faufile entre mes jambes pour profiter sans vergogne de la situation. Je me laisse aller. Ses lèvres goulues sont celles d’une experte.
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Lorsqu’elle remonte son visage vers le mien, elle en a partout. Son rouge à lèvres a coulé, on dirait qu’elle vient de manger son premier yaourt à la cuillère. Elle me roule une pelle d’anthologie, passe entièrement sa langue dans ma bouche. Nos dents s’entrechoquent.
— Pénélope! non. Je n’en peux plus, c’est trop, NON!
J’ai éjaculé une bonne dizaine de fois en vingt-quatre heures, je suis vidé. Qu’on me sorte de là, je préfère affronter les militaires. Elle excite mes tétons, salive comme un gastéropode.
D’un coup, je sens les mâchoires de métal se desserrer: elle vient de presser accidentellement sur le bouton de la télécommande attachée à sa ceinture. J’en profite pour pratiquer une clé au bras et la maîtriser. Nous luttons. Dopé par l’injection, je l’assois de force à ma place, dans la chaise du supplicié. CLAC!
La voici à son tour prise au piège. Son joli minois est tout barbouillé.
Je reprends l’interrogatoire.
—Réfléchissez, Pénélope, je suis sûr que vous connaissez la réponse à votre question.
— Ça commence par un « A » et ça finit par un « T »? souffle-t-elle.
Je lui fais un signe affirmatif de la tête. Elle me contemple, admirative:
— ALBERT.
— Exact. Bonne réponse. Et mon surnom?
— Le fou?
Elle a une toute petite voix mais j’adore son accent. Je range mon attirail et me reboutonne.
— Non!
J’arrache une machette d’un fourreau en cuir attaché à sa cheville. L’acier de la lame étincelle.
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— Le grand fou?
— Non!
Lentement, j’incise le cuir de sa combinaison en dessinant une croix, du menton au nombril et d’un sein à l’autre. Sa chair apparaît.
— Le dingo?
— Vous y êtes presque.
Tout à coup, je réalise ma méprise. Ce n’est pas Pénélope Cruz. C’est… Ah, j’ai oublié son nom… Elle a tourné avec Tom Cruise, ça va me revenir.
— Le DINGUE.
— Bingo! dis-je en lui perçant le cœur. La lame s’enfonce dans sa poitrine comme dans du beurre. Son sang gicle. Je pique du nez pour venir boire à cette fontaine de jouvence.
Elle pousse un soupir d’agonie.
Je fais aller et venir la lame, ça glougloute, un orgasme la secoue, elle sourit d’extase comme un christ espagnol. La différence est contenue dans son tour de poitrine: à vue de nez elle fait bien du 95 E.
Cette scène est à couper le souffle. Le sien surtout…
— Chéri, ça ne va pas?
Laura me secoue.
Je tousse, pleure, suffoque. Qui était cette créature?
Je ne le saurais peut-être jamais.
— Tout va bien, calme-toi, là… Tu as fait un cauchemar.
Elle m’embrasse tendrement, et me passe sa main chaude sur le front. Je me calme.
Elle sent bon et porte un affriolant tablier de cuisinière.
— Tu t’es endormi. Le repas est bientôt prêt. Nous allons manger dans la chambre. J’ai tellement hâte que nous fassions
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ce voyage astral! Nous allons passer une nuit d’amour inoubliable, tu verras. Oh, mon chéri, je t’aime.
— Moi aussi…
Quelle perle!
J’ai pris un bain, je me sens détendu. J’allume les bougies autour du pentacle. Ambiance des grands soirs. Un vent doux charrie les senteurs du jardin.
Simona referme le livre de la Trilatérale et m’interpelle:
— Alors, tout est prêt? Tu n’as rien oublié?
Je réfléchis un instant; lorsque Simona fait une remarque c’est rarement sans raison.
Mes couteaux sont dans une sacoche, au salon. On ne sait jamais, même si je ne m’en sers pas, mieux vaut les avoir à portée de main.
Je me précipite, récupère la précieuse serviette, sors le saigneur et le pose sur la table, sous un journal.
Simona hurle depuis la terrasse:
— Je pourrais vous regarder baiser, ça m’excite. Tu feras en sorte que je la vois bien, hein? Albert! Tu me réponds?
— Mais oui, mais oui…
— Mets un peu de musique. Où est le CD de Gandi?
— Lequel?
— Heartless hotel. Avec la fille à poil sur la pochette.
— Il est là…
Je le place dans le lecteur. C’est parti pour deux heures de magie sonore.
Laura frappe à la porte et entre en poussant un grand chariot sur lequel repose un repas pantagruélique. Ça brille, ça fume, ça sent bon. Le vin est carafé, les mets sont protégés par des cloches comme des gros seins en argent. Rien ne manque pour un festin.
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Je l’attrape par la taille. Le goût magique de sa bouche déchaîne des ondes de plaisir dans tout mon corps:
— Je rêve de ce moment depuis si longtemps, Albert.
— Serais-tu une fée, Laura?
— Tu vas être surpris. Installons-nous, je meurs de faim.
Laura dispose les couverts, s’évertuant à rendre cette soirée idyllique. J’en profite alors pour placer discrètement le saigneur sur le chariot. Elle ôte sa veste, arborant un décolleté audacieux mis en valeur par la petite croix en or qu’elle n’enlève jamais. Puis elle hume le vin que je viens de lui servir.
— Bordeaux?
— Château-Margaux premier cru classé 89. Je l’ai ouvert il y a deux heures. Il devrait être parfait.
Elle trempe ses lèvres dans l’élixir rubis. Elle a un regard extatique et une moustache sous le nez.
— Il est tannique, framboise, banane, moisissure.
Je goutte à mon tour.
Explosion gustative est faible pour qualifier ce qui émoustille mes papilles dès la première gorgée. Le titillement du palais est délectable. Feu d’artifice de délices, déluge de sensations exacerbées. Un véritable coït buccal.
Laura aperçoit le saigneur posé sur la desserte, et touche la lame du bout des ongles.
— Tiens? Tu as sorti ton couteau. Il a le tranchant d’un rasoir.
Elle le repose sur la table, puis soulève le couvercle d’un plat en argent, découvrant deux magnifiques tranches de foie gras blotties au creux d’un petit nid de salade verte où brillent des copeaux de gélatine dorée.
— Où as-tu déniché cela? Du foie gras à Londres, je rêve.
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Je déplie ma serviette de tissu blanc. J’attrape le moulin à poivre et trois tours noircissent la surface rosée. Je prends tout le temps d’apprécier cette bouchée, me concentrant sur la chair grasse qui fond, lentement. Laura aussi se régale. À cet instant, je l’affirme, nous sommes devant l’expérience la plus précieuse, la plus obscure et la plus énigmatique des univers connus et inconnus.
Puis nous passons aux filets de sole sauce bonne femme. Sublime réduction de poisson, véritable colle déglacée au vin blanc, réduite à nouveau à feu vif et encore déglacée à la crème fraîche. Des champignons de Paris viennent couronner ce chef-d’œuvre. Je suis bluffé:
— Tu es un chef.
— Oh, c’est le seul plat que je sache faire, j’ai appris ça du cuisinier de l’hôtel Miramar.
— C’est merveilleux.
Nous mastiquons respectueusement, avalons avec onction, prenons soin de retenir les acides gastriques afin de prolonger la digestion au maximum…
Je sors alors de ma poche un minuscule paquet et le tends à Laura.
— Un cadeau? C’est pour moi?
— Pour fêter notre installation dans ce nouveau nid d’amour.
Elle déchire le papier et ouvre l’écrin. Une bague Cartier. Ses yeux étincelants viennent compléter cette parure de toute beauté. Des larmes perlent. Elle se jette dans mes bras, je la soulève et la dépose sur le lit, jambes écartées. Mes doigts chatouillant ses cuisses s’arrêtent à la frontière de ses bas noirs et remontent jusqu’à la frontière de sa culotte rouge. Sous l’élastique, ils rencontrent un charmant duvet. Elle relève ses jambes pour mieux s’offrir.
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— Quelle salope!
— Tais-toi, Simona!
— Que dis-tu, mon amour?
— Rien, chérie, c’est trop bon…
Les commentaires de Simona m’irritent et me perturbent, surtout lorsqu’elle laisse percer sa jalousie dans un langage vulgaire et castrateur. Laura ne s’aperçoit de rien.
Je glisse trois doigts dans l’enclos humide.
— Albert! gémit-elle.
Je la dénude complètement. Je connais son corps par cœur. Elle se laisse faire.
Je me déshabille à mon tour. Nous faisons l’amour.
Simona est aux premières loges…
L’heure sombre est venue.
Nu, je place consciencieusement à chaque angle du pentacle, sur le sol de la chambre, les cinq cœurs des sœurs Hopkins. Celui de Bonnie vers le Nord. Laura me regarde faire tendrement, son regard trahit son impatience.
Sur un miroir, je répands le mélange préconisé par le livre, traçant sept lignes. Je me place au centre de la figure géométrique, en position de yogi.
— C’est le grand moment, ma chérie. Viens me rejoindre.
Laura s’assied devant moi en adoptant la même station. La lumière danse sur sa peau et dans ses grands yeux verts. Ses épaules et ses seins sont olympiens, tout en courbure, en onde douce, un monument du classicisme.
— Laura, mon amour!
Simona se déchaîne:
— Vas-y, Albert, tu vas te la faire… Découpe là, que je jouisse enfin.
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Elle m’énerve, j’essaie de ne pas me laisser déconcentrer. Simona va sûrement avoir ses règles, ça la rend agressive. Là encore, je me permets de critiquer la Nature. Les menstrues sont une vraie plaie. Il est inique, au troisième millénaire, que les femmes subissent toujours cette horrible maladie.
Que fait le gouvernement? Que font les scientifiques?
Bien sûr, nous, les garçons, ne devons pas trop nous en plaindre, cela rend parfois service. Mais quand même, ces pertes qui sèchent et noircissent au fond des culottes, c’est ignoble.
J’ai discrètement pris le saigneur…
Laura se plante une paille dans le nez et sniffe d’un trait la première ligne blanche. Je l’imite. Dès le premier instant, je sais que le mélange est réussi. Les sept lignes disparaissent. J’ai l’impression de me transformer en supernova et d’exploser aux confins de la galaxie. La pièce se met alors à tourner autour de nous, comme un manège.
— Laura, regarde-moi bien.
— Oui, Albert.
— Embrasse-moi…
Les deux muscles se trouvent et se frottent, toutes nos glandes sont en alerte, surtout les salivaires. Ça mouille et ça bave. Je sens la rage du mâle s’emparer de mes entrailles. Je ne vais pas tarder à devenir grossier.
Comme une succube, elle aspire ma langue d’une succion. Lentement, mon organe gustatif s’échappe comme un phallus dans sa gorge profonde. Soudain, je sens comme un vide dans ma bouche. Un manque. Je tressaille. Je me retire, me redresse. Laura me fixe de ses deux billes rouges hallucinées.
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« Bon Dieu!!! »
Je n’ai plus de langue!
Ma bouche est orpheline. Je ne peux plus parler. Pourtant, je sens encore mes papilles lécher les parois sucrées de sa cavité comme si je téléguidais ma langue dans son corps.
L’expérience est exceptionnelle, absolument inédite. Je suis invalide, mes membres pèsent des tonnes.
Laura passe ses bras autour de mon cou. Frotte sa joue contre ma joue, caresse mouillée sur mon oreille. Brusquement, je n’entends plus rien d’un côté. Incapable de résister, je comprends qu’elle m’a arraché l’oreille. Elle est déjà sur l’autre.
Laura me lèche les mains. Plus de doigts. Pourtant, j’ai encore la sensation du toucher: je palpe des choses molles, pâteuses, gluantes.
Ma douce semble plongée dans un état hypnotique. Maintenant, la pièce tourne autour de nous, à une vitesse vertigineuse. Les bougies forment un cercle de lumière parfaitement lisse. Elle se penche sur moi, couvre mon corps de baisers. Je sens les petites pressions de ses lèvres sur mon ventre. Elle trouve mon pénis. Dans un éclair de lucidité, je comprends ce qui va se passer: Laura cherche à engloutir le phallus. Il faut que je réagisse. Tout, mais pas ça! Je hurle de toute mon âme, aucun son ne sort de mon gosier. Je tente de me débattre, aucun mouvement n’active ne serait-ce qu’un orteil.
J’ai des visions, des hallucinations. Je sens mes doigts. Un goût salé sur ma langue. Ou plutôt sur l’idée de ma langue. Comment puis-je réagir? Je n’ai plus de corps, je suis un pur esprit. C’est une chute infinie dans un puits de chagrin et de pessimisme extrême. Ce que j’éprouve est insupportable. Mes sensations semblent décuplées, j’ai l’impression d’être hypralucide. Je suis au-delà du réel, dans un autre monde…
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Dans le silence, une voix de jeune femme, une complainte de sirène, mélodie lancinante et triste à mourir. Dans un ciel violent où tournoient des condors, à travers une brume épaisse, violette, j’aperçois deux tours en verre.
La peur de perdre conscience me tétanise. Je comprends que je suis en train de mourir.
Est-ce une overdose?
Possible.
JE NE VEUX PAS MOURIR!
LAURA!
LAURA!
NON…
Les images se chevauchent et se cognent: un enfant qui joue avec des lombrics, accroupi dans un jardin. Un hachoir qui broie une viande rouge comme de la pâte à modeler. Des visages familiers. Simona.
— Albert nous sommes tous là. Nous t’attendons depuis si longtemps. Albert! Albert! Albert!
Dans la cacophonie ambiante, je crie de toutes mes forces:
— Mais qui me parle?
— Tu ne nous reconnais pas?
J’ouvre mes pauvres yeux lubrifiés de larmes, comme si j’émergeais d’un sommeil de mille ans. Un rideau se lève: je suis dans un amphithéâtre. Murs rouges, salle bondée; Un immense drapeau représentant le symbole de la Trilatérale du cercle flotte au-dessus de nos têtes. Devant un parterre de centaines d’auditeurs, je suis le conférencier. Je porte un costume neuf. Ils applaudissent. Ils m’applaudissent.
Je les dévisage un par un. Je reconnais Thomas Harris, tout sourire. Le Dr Kriech transpire et brandit un étendard
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sorti des placards du IIIe Reich. Simona, au premier rang, lorgne sur Jacques Mesrine, mal rasé. Monsieur Henri s’avance vers moi, la larme à l’œil, le service d’ordre le retient. Quelques Russes dont Alexandre Litvinenko, l’ancien espion, qui bavarde avec Yasser Arafat et Rafic Hariri. Le surfer est là aussi, cheveux blond platine mouillés. Diana, toujours aussi classe, et son compagnon toisent François Bernard entouré de deux autres capitaines d’industrie du CAC 40. Tiens, Jean-Paul Ier. Je lui fais un petit signe, il me bénit en retour. Boris, la cigarette au bec, m’acclame. Lux, Bonnie, Therese, Mary et Cecilia ont fait le mur spécialement pour moi. Elles ont l’air heureuses de vivre. Standing ovation…
Il y a bien six cents personnes. Je suis ému.
Le silence revient. Tous se rasseyent. Devant moi, un pupitre et un micro. Je m’éclaircis la voix et me lance:
— Les enfants sont malheureux quand ils se sentent abandonnés de leurs parents.
(Qu’est-ce que je raconte?)
J’ai la bouche sèche, ma voix est pathétique.
— Rien n’est plus beau que le petit matin blême, la pâleur crépusculaire. La perception aiguë du jour neuf, cadeau fantastique de Gaïa. Au-delà de la conscience et de l’intelligence. Nos jours sont comptés et nous ne les comptons pas. Imaginer l’inimaginable seconde, celle que nous ne vivrons pas, celle qui suivra notre mort, m’accable. Cette énergie noire, je dirais même surnaturelle, qui fait s’éloigner chaque point de l’univers l’un de l’autre à vitesse égale, mais en s’accélérant, me paraît hallucinante et bancale. On nous raconte des histoires. Je ne crois plus en rien. J’ai trop aimé Sagan…
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Silence. Regards en coin. L’assemblée s’interroge. Ils n’ont rien compris mais s’abreuvent de mes paroles.
Au fond de la salle, deux projecteurs s’illuminent, tandis que les fauteuils pivotent mécaniquement. La foule qui m’applaudissait à l’instant, me tourne maintenant le dos.
Pleins feux sur le pupitre d’en face.
Mon Dieu! C’est Laura. Elle m’apostrophe:
— Albert, tu as tué tous ces gens!
Elle a un timbre que je ne lui connais pas. Aucune trace de la gentille Laura, discrète, dévouée; c’est en ennemie qu’elle se dresse face à moi. Je me suis laissé abuser. Quelle chienne !
Je tente de la ramener à la raison:
— Laura?
— Tu les as torturés, massacrés. — Que se passe-t-il, ma chérie?
— Ce soir, tu vas mourir, Albert! J’ai mis du cyanure dans ton repas. Je t’ai empoisonné. Je t’ai tué.
— Mais pourquoi? Je t’aime!
Sa voix se durcit.
— Tu n’as donc rien compris?
— Laura, dis-moi que c’est un cauchemar.
— Cela fait vingt ans que je nage en plein cauchemar,
Albert. Tu as tué maman… Elle éclate en sanglots.
Au seuil de la vérité, je suis saisi d’effroi.
— Tu es la fille de Simona?
Elle hurle d’une voix étranglée:
— Tu as mangé le cœur de maman. Et moi je vais bouffer le tien, salaud…
Elle s’énerve. S’étouffe dans un hoquet. Je suis abasourdi. Simona me l’a cachée. Jusqu’au bout! Dans la cohue, je la cherche du regard. Je la vois qui baisse la tête. La foule proteste.
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Je m’époumone:
— Simona, pourquoi tu ne m’as rien dit? Elle se cache. La foule la hue.
Laura, la fille de Simona…
Un huissier vient m’apporter un pli fermé. Je le décachette et lis à voix basse:
« Albert,
Restez calme. Pensez à la formule que je vous ai apprise.
Prononcez-la en pensant à la fille. Elle vous fera permuter.
Merci pour tout.
Signé:
Klaus Kriech »
Kriech est au premier rang, il me fait un clin d’œil. Je dois donc prononcer la formule du docteur, celle que j’ai longtemps refoulée, celle qui déclenche la permutation mentale. Après tout, pourquoi pas, au point où j’en suis. Laura m’assassine. Je n’ai rien à perdre. Je crache dans le micro:
« Herr töt zaglo. Kam zöt erroe… »
Voilà, c’est ça. Je m’égosille encore, dans un ultime effort:
« Herr töt zaglo. Kam zöt erroe… »
Ça crépite, la sono est pourrie. Dernière pensée cohérente, car tout se dématérialise devant moi. La luminosité subite m’aveugle presque, je ne perçois plus qu’un long tunnel de lumière blanche. Je meurs?
Se dessinent progressivement les contours de la chambre de Penbroke Gardens. Les murs se figent, se solidifient, reprennent de l’épaisseur. Comme si le mauvais trip était en train de prendre fin. J’ai mal au cœur. Heuark!!!
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Tout le repas y passe, je vomis dans d’atroces hoquets. Mon estomac se vide de matières fécales, je ne savais pas que cela était possible. J’ouvre mes yeux, ils pleurent, ils piquent. Ma vue se stabilise peu à peu et je vois une chose impossible et pourtant bien réelle. Un corps nu est allongé devant moi sur le pentacle, les bras en croix. Grand. Blanc. Mutilé… Ce n’est pas Laura. C’est… C’est moi.
Je suis atrocement lacéré. Couvert de vomissures. Baignant dans une mare de sang. Il n’y a plus d’yeux dans mes orbites, plus de doigts à mes mains. Mes morceaux gisent çà et là sur le carrelage. Poitrine ouverte.
J’ai l’impression de devenir fou. Sans aucun contrôle, je suis en train de marteler mon corps inanimé de coups de pied et de poing, hurlant comme un fauve, pleurant et gémissant:
— Salaud, crève… Charogne! Je te déteste. Prends ça. Ma bouche crie:
— Ordure! Crève…
Un démon en moi se déchaîne. Le démon en moi… Ou plutôt, moi dans un démon!!!
Je contemple mes mains souillées. Ce sont celles de Laura; Bague Cartier à l’annulaire. Mon saigneur dans un poing fermé.
Elle m’a mutilé avec le saigneur!
Mon Dieu, elle veut sectionner mon sexe. J’essaie de la maîtriser en vain. Elle plante le saigneur dans mon bas-ventre et tranche le corps caverneux, le sang gicle. Mon corps, celui d’Albert, tressaille. « Merde, je suis vivant! Arrête, Laura, je t’en supplie! À l’aide! À l’aide! sauvez-moi, faites quelque chose! »
Mon sexe rebondit au milieu du pentacle comme un dérisoire caoutchouc. Je suis écœuré. Elle n’a aucune
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gratitude pour ce zélé phallus qui m’a fait tant de bien. Je sens des picotements dans mes nouveaux membres. Je prends possession de ce corps. Peu à peu Laura se tait, elle me laisse la place. Je me penche sur mon cadavre. Ça y est, il ne respire plus. Il pue déjà. Je frissonne de dégoût.
Je reste là…
Dans la véranda, j’assiste au lever du soleil, dans un ciel translucide. Je réalise peu à peu que je viens de réussir l’expérience de permutation mentale.
Laura a pris possession de mon corps.
Et moi, j’ai pris le sien.
Elle ne savait pas qu’en m’intoxiquant au cyanure, c’est elle qui allait finir empoisonnée. Je l’ai échappé belle…
Je ressens comme une brûlure entre mes cuisses. Je suis humide. Je n’en reviens pas, elle jouissait. Elle jouissait en m’assassinant. À moins qu’elle n’ait uriné.
Je regarde ma dépouille, mon sexe sectionné. Je l’aimais mon membre, mon fétiche. Combien de fois ai-je décalotté ce gland pour le dorloter, dans la douce chaleur des lits de mes nuits! Combien de fois a-t-il craché sa liqueur, me faisant monter sans transition au septième ciel? Autant de fois qu’il a connu de jours, depuis mes huit ans.
Je me sens orphelin de Laura. De celle qui me couvrait de tendresse et d’amour. Celle qui cachait l’autre. La fille de Simona. Comment ai-je pu tomber dans ce piège grossier? Dès mon arrivée, elle m’a démasqué. Elle m’a flairé. Elle a joué son rôle de soubrette à la perfection, attendant dans l’ombre du mensonge le moment de la vengeance. Pourquoi a-t-elle été aussi longue? Elle m’aimait peut-être. Un peu?
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Salope!
Je me frappe la poitrine de toutes mes forces et là, stupéfaction: je réalise que j’ai des seins. Magnifique! Les seins de Laura. Je les caresse. Dire qu’ils sont à moi maintenant! Une émotion nouvelle m’étreint. Je titille les pointes. C’est étrange, cela provoque l’éclatement de petites bulles de plaisir dans mon ventre.
Comme mes cuisses sont belles, lisses, fines. Je vais pouvoir en disposer à ma guise maintenant. Je les écarte et passe mes mains sur mon désormais pubis.
Je ramasse la verge durcie par la mort et me l’applique dans mon nouveau vagin tel un ultime et dérisoire godemiché. Je le réchauffe.
Je vais, je viens, lentement. le désir monte. J’accélère jusqu’à ce qu’un cri rauque sorte de ma gorge. Je jouis. Après tout, personne ne me voit. Je viens de ressentir mon premier orgasme. C’est GÉANT! Je comprends maintenant les femmes… je les comprends, et je leur pardonne.
— T’es un sacré vicelard, Albert…
C’est Simona, elle se balance, nue, sur la chaise longue.
— Simona. Tu as tout vu?
— Fabuleux. J’ai pris un pied de folie. Une bonne dizaine à la suite. Championne du monde. J’ai battu le record. Le meilleur, c’est quand elle a pris ton couteau et qu’elle t’a coupé en morceaux. Oh, Albert, passe-moi ta bite! S’il te plaît, mon chou, prête-la moi… une dernière fois.
Abasourdi par la perversité de Simona, je lui tends le bout de viande tiédi qu’elle m’arrache des mains.
— Merci mon chou!
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Je n’ai pas le moral. Je me sens bizarre. Je me lève en titubant et m’allonge sur le lit. J’entends Simona qui jouit (encore!) et là, la moutarde me monte au nez.
— Simona tu n’es qu’une garce. Pourquoi ne m’as-tu rien dit?
— T’avais qu’à pas me tuer, je n’ai pas demandé à mourir!
— Tu es cynique et immorale.
— Et toi, tu es un minable pervers.
— T’es-tu regardée? Te masturber en me regardant baiser ta fille, ce n’est pas brillant non plus!
— Et toi avec ta bite et ton couteau, tu te prends pour qui? Et rappelle-toi que tu m’as bouffé le cœur. Alors ne viens pas me parler de sentiment.
— Il va falloir que tu m’expliques des choses, Simona. Elle vient d’où, cette fille dont tu ne m’as jamais parlée?
— Mais tu es un vrai looser, ma parole! Tu n’as donc pas compris? Elle est de toi mon chéri. Nous l’avons conçue notre premier été, puis tu es parti comme un voleur. J’ai passé ma grossesse à attendre un signe de toi. Et quand tu es revenu, l’été suivant, tu m’as tuée avant que j’aie pu t’apprendre sa naissance…
Tandis que Simona poursuit, sur un ton méprisant et ironique, je reste pantois.
— Comment crois-tu qu’elle soit devenue cannibale et criminelle aussi facilement? C’est dans les gènes…
Je me remémore le dîner au Ritz, la fusion qui nous unissait, Laura et moi, lorsque nous mangions Boris. Nous ne faisions qu’un. L’émotion me submerge. Je suis père! Laura, cette jeune femme si indépendante, si désirable, est ma fille, la chair de ma chair. Je suis gonflé de fierté, pris dans un tourbillon d’amour fou… Et Simona, Simona, la mère de mon enfant. Simona qui m’a fait le plus beau présent du monde… une fille!
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Je laisse éclater ma joie, le bonheur qui m’envahit est indicible. Je tombe dans les bras de la jeune maman d’un nouveau-né de vingt ans. Le désir se mêle à l’infinie gratitude que je ressens envers elle. Mes lèvres trouvent ses lèvres, ma main court sur ses hanches et s’égare dans le pli de ses fesses. — Albert, stop! Tu es ma fille…
Je n’entends rien. Comme si seule la tendresse était capable de gommer le traumatisme de ces révélations, j’ai envie d’elle. Je serre sa taille – c’est drôle, j’ai plus de poitrine qu’elle. La pensée de Laura et Simona enlacées et dénudées m’excite, je glisse ma main sur son ventre et descends lentement tout en me caressant. Jouissance nouvelle. Simona se laisse aller. Nous roulons sur le sol, je m’insinue entre ses jambes, nos sexes s’embrassent dans un incestueux baiser. Un flot de liquide parfumé lubrifie nos muqueuses. Je ressens soudain un sentiment de honte, je ne suis pas sûr d’être lesbien…
Simona me passe la main dans les cheveux. Mes larmes coulent. Elle souffle à mon oreille:
— J’ai joui… Merci, ma chérie.
C’est comme un électrochoc. Mon désir animal s’évanouit, j’ai envie de l’appeler maman. Tout défile à une allure vertigineuse, la mémoire de Laura remonte à la surface. Je vois défiler dans mon esprit la chaîne logique de son plan machiavélique.
Une attente de vingt années, une vengeance mûrie, et me voilà enfin. Laura tisse sa toile, je tombe dans ses filets. Mon index manquant, mon insistance à séjourner dans la chambre 109, mes cocktails et mes plats préférés, tout a confirmé son intuition initiale: j’étais le meurtrier de sa mère. Son pire cauchemar. Et j’allais payer. Chacune de nos nuits d’amour attisait sa haine, mais il fallait qu’elle en passe par là pour
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mener à bien son plan. Quitte à tuer Boris, plutôt que de laisser à un autre sa vengeance. Quitte à manger sa victime…
Cette fille est folle! Mais c’est la mienne, et je l’aime plus que tout. Laura, je m’aime! La vie est belle.
Je n’arrive pas à dormir. Mon cadavre écartelé sur le pentacle fait désordre. Dans mon nouvel organisme, un dérèglement hormonal provoque de temps à autre une désagréable arythmie cardiaque. Le manque de sommeil et la drogue ont affaibli mon corps. Peut-être que, si Laura n’avait pas été ma fille, la permutation du Dr Kriech n’aurait pas fonctionné.
Je m’en sors plutôt pas mal.
Je décroche le combiné et compose le numéro des urgences:
— Allô, prévenez la police. Il y a un mort au 12 Pembroke Gardens.
Ma nouvelle voix, si claire, si féminine, me trouble. Je vais avoir du mal à m’y habituer. De même pour la migraine que je sens poindre.
Les secours vont arriver.
J’essaie de me remettre le soutien-gorge qui traîne sur le parquet. Ce n’est pas évident. Je m’y reprends à plusieurs fois. Là! Ça y est…
J’enfile le slip de Laura. L’élastique claque sur ma peau ferme: je n’ai pas fini de me regarder dans le miroir.
J’exulte:
« Putain, je suis jeune et belle! C’est génial!!! » Je m’enveloppe dans une couverture que j’arrache au lit. Je n’ai plus rien à moi ici. Je leur laisse la poudre, les couteaux, la maison, tout… Je récupère juste dans la poche de mon ex-veste le bout de nappe sur lequel j’ai écrit un poème:
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À la lueur
De l’aube
L’Exterminateur
Mange Le cœur D’un ange.
Je le garde, pour ma Pléiade…
AUCKLAND

Ma popularité post mortem est stupéfiante. En quelques jours, je suis passé de 28458 occurrences sur Google à plus de trois millions. Les médias se sont déchaînés. On me voit partout.
Je consulte les nouvelles sur mon PC portable, devant un café, dans un Starbuck sur Queen Street.
LE CRIMINEL DU SIÈCLE AVAIT USURPÉ L’IDENTITÉ
D’UN ÉCRIVAIN AMÉRICAIN À SUCCÈS.
Après une cavale jonchée de cadavres, Albert le Dingue est mort à Londres. Non sans avoir fait de nouvelles victimes! Un jeune consultant russe trouvé éventré dans la baignoire d’une chambre du Ritz. Il a également atrocement mutilé une jeune femme, Douchka Fleming, stagiaire à l’ambassade des États-Unis à Paris.
C’est une jeune serveuse française qui a démasqué le monstre. Elle l’a empoisonné alors que celui-ci allait l’assassiner dans sa maison londonienne.
Cette jeune femme, qu’il a enlevée à l’hôtel Miramar et emmenée de force à Paris puis à Londres, n’est autre que la fille de Simona Nelson, assassinée, elle aussi, dans ce même hôtel, il y a vingt ans presque jour pour jour. Laura Nelson, persuadée que les tueurs reviennent tôt ou tard sur les lieux de leurs crimes, a attendu pendant des années l’assassin de sa mère en se faisant embaucher dans le célèbre hôtel de la côte sud-ouest française.
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À l’Élysée, on dément tout rapprochement entre l’attentat meurtrier qui a décapité le précédent gouvernement et Albert le Dingue, l’enquête se tournerait plutôt vers les intégristes islamistes.
Ma photo est loupée. C’est toujours pareil… celle de Laura est plus réussie. Voilà ce que c’est que de ne pas avoir d’attaché de presse.
LA FIN D’UN ÉPOUVANTABLE TUEUR EN SÉRIE.
Georgette Cazade, employée à l’hôtel Miramar, l’a côtoyé. Elle répond aux questions de notre envoyé spécial:
— Il était cruel, avec un regard terrifiant, un air méchant. Il a failli me tuer moi aussi. Je dois ma vie au fait que j’étais de repos. Il a tenté de me violer, un soir… Il a terrorisé Laura, une gentille fille, travailleuse, honnête. Il l’a droguée avant de l’enlever…
Georgette, toi aussi tu me trahis! J’aurais dû te découper en tranches, tu aurais fait de beaux jambons. J’aurais mis tes camagnons dans une soupe de légumes avec des poireaux, des carottes, du chou, des pommes de terre et du gros sel. Ta graisse aurait surnagé dans ce potage, faisant comme des yeux écarquillés qui m’auraient regardé, étonnés, et auxquels j’aurais répondu:
« Georgette, marchande de quéquette! »
La police m’a torturée pendant ma garde-à-vue en Angleterre. Torturé, façon de parler, disons qu’ils m’ont posé mille questions. Les Français ont été plus courtois que les Anglais. Je les ai convaincus qu’Albert le Dingue m’avait droguée pour me violer et me tuer, comme ma mère, mais que
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j’avais été plus rapide que lui. Il m’a menacée de mort puis entraînée dans une folle cavale au Ritz, puis à Londres, dans cette horrible maison. J’ai empoisonné son repas et, dans la démence provoquée par la drogue qu’il m’a fait prendre, j’ai mutilé son cadavre.
Ils étaient trop contents d’avoir mis fin à la carrière de l’épouvantable Albert, « le serial killer du siècle » comme dit la radio. Ils ont compati à mon malheur de « fille maudite, qui a vu l’enfer et qui a souffert toute sa vie de la mort horrible de sa mère… ».
Ils ont un cœur, ces flics. Si on regarde bien, ils sont comme nous…
Ça rassure.
Ils m’ont ramenée en France. Bien sûr, j’ai dû accepter un suivi psychiatrique. Jusqu’à nouvel ordre, je dois consulter une fois par mois (mon psy ne va pas être déçu…). Cela ne m’empêche pas de vaquer à mes occupations: après un passage à Bordeaux pour récupérer dans une cache de l’Hôtel Sainte-Catherine quelques liasses de 500 euros et planquer le livre de Kriech – il pourra peut-être resservir –, j’ai pu filer en Nouvelle-Zélande.
Ici, je me sens à l’abri, les paparazzis ne m’ont pas suivie. Je peux gérer à distance mes comptes chez Clearstream, ma banque luxembourgeoise. Ils sont numérotés; il suffit de connaître les mots de passe. J’y ai transféré mes actions MXP4 qui suscitent tant de convoitise. J’ai une véritable fortune à disposition. Il n’y a d’ailleurs rien de choquant à bénéficier de l’héritage paternel.
J’ai décidé de prendre ma mission très au sérieux. Je dois infiltrer la Trilatérale, retrouver les dissidents et devenir immortelle. Car je me sens de mieux en mieux dans le corps
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de Laura, même si je ne pourrai jamais me faire à l’idée des tampons hygiéniques. Heureusement, une copine m’a parlé des Mini Nett. Cela va être drôle de les essayer.
Bientôt l’heure de mon rendez-vous avec Peter Jackson. Il veut absolument me faire rentrer dans l’équipe de production du film qu’il consacre à Albert le Dingue. Qui, mieux que le metteur en scène du Seigneur des Anneaux, serait à même de rendre compte de la dimension de ce génie? Qui mieux que moi serait à même de le conseiller? Peter ne manque ni de charme, ni de talent. Aucune femme ne peut y rester insensible. C’est un homme de goût, très en chair. Il va de soi que je dégusterais bien ses tripes cuites au vin blanc, ou sa ventrèche roulée avec des œufs frits. Mais mon nouvel organisme réagit étrangement, la concentration de graisse, le cholestérol, la cellulite, les varices, la peau d’orange, m’angoissent. Je vais devoir sélectionner mes aliments désormais.
J’ai récupéré les affaires de Laura en France. J’ai même découvert son parfum: il s’appelle Albert Nipon. J’apprécie qu’elle ait aimé se parfumer avec une eau qui porte mon prénom. Si je n’étais pas entouré d’elle, de sa peau, de ses cheveux, de ses vêtements, je serais le plus malheureux des hommes.
Je n’arrête pas de tousser pour m’éclaircir la voix quand je parle. Ça m’énerve. Je ne suis pas encore habituée à cette voix aiguë. Il faut que je m’habille plus classe. Mon jean est usé et taché de partout. Mes baskets roses sont râpées. Mon pull Esprit me fait honte. Il n’y a que la petite médaille en or qui trouve grâce à mes yeux, et ma jolie bague. Elle me rappellera toujours Laura.
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Peter va me faire rencontrer plein de gens ici. Pour explorer les recoins de ma nouvelle féminité, je me taperais bien le pack des All Black.
Le voici qui entre dans le Starbuck au bras d’une sublime blonde. Est-ce Cameron Diaz? Mon dieu, mais c’est… C’est Vania!
Que fait-elle ici? Ce ne peut être un hasard. Il est impossible qu’elle sache. Elle travaille sûrement pour la Trilatérale et souhaite avoir des informations sur Albert.
— Laura, vous êtes resplendissante! Je suis tellement content que vous ayez pu venir. Voici Renata, notre script sur le film.
Ils s’assoient à ma table.
Vania pose un regard carnassier sur moi.
— Je suis enchantée, Mademoiselle.
La partie va être serrée…
Peter est adorable:
— Vous vous installez à la maison, évidemment. Ne dites pas non. Fran sera ravie. Nous commencerons à travailler dès demain.
Je lui souris, comblée, même si je me sens ballonnée depuis quelques jours, un peu nerveuse.
J’espère seulement que je ne suis pas enceinte…

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BONUS
Scènes censurées
Scène 1: Aux WC
Scène 2: Journal de Simona Nelson
Scène 3: Claude
Scène 4: L’effet Pazuzu
Scène 5: Les choses partagées font du bien
Quelques albertismes
La jeunesse
La chirurgie esthétique
Pensées d’Albert laissées sur les nappes de restaurants
Poésies
Cahier de cuisine d’Albert
Recette des œufs au vinaigre de vin
Recette des filets de sole bonne femme
Interview de Philippe Ulrich pour Wired
Bande originale du livre
Crédits

SCÈNES CENSURÉES :
Scène 1
Aux WC
Note de l’auteur
Mon côté épicurien et gastronome… Beaucoup de redites dans cette scène. J’ai préféré distiller les méthodes d’Albert par des actes concrets. Ce texte est un premier jet, mais je le trouve intéressant pour la compréhension du personnage et la description de son univers.
J’aime aussi les « râles asthmatiques des aspirateurs ».
Dans la salle de bain, je me déculotte et m’assois sur les WC. J’ai un bon transit. Oh, ça n’a pas toujours été le cas. Propice à la méditation, c’est un des meilleurs moments de la journée. C’est là que je fais le point sur ma vie.
J’aime mon métier. J’ai quelques gros clients dans le monde de la politique. C’est tellement rassurant de faire disparaître ceux qui, parce qu’ils en savent trop, pourraient vous nuire. On se sent tellement mieux après. Les techniques ont vraiment évolué ces dernières années. Certes, on ne rechigne pas à utiliser des armes à feu de précision, avec lunettes et silencieux comme dans l’ancien temps, mais c’est dans le but d’alerter les gazettes et la police. Cette méthode est de moins en moins employée aujourd’hui, délaissée au profit de techniques plus discrètes; c’est là que j’interviens. J’ai mes secrets de fabrique et je pratique le marketing. Je pars d’un constat simple:
LA MORT EST UNE CHOSE BANALE QUI ARRIVE À TOUT LE MONDE AU MOINS UNE FOIS DANS SA VIE.
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C’est statistique. À partir de cette donnée, je liste les causes de ces décès.
Il y a la vieillesse, première cause de mortalité. Puis viennent les maladies, et enfin les accidents et les disparitions. Je laisse de côté la vieillesse puisqu’il n’est pas commode de la provoquer. Les maladies sont plus faciles à inoculer. Pour peu que l’on dispose d’un peu de temps, c’est une méthode efficace. Il y a pléthore de maladies mortelles. Le sida, un grand classique, a eu son heure de gloire, mais on peut s’amuser à inoculer des syndromes plus exotiques et moins connus, comme la psittacose purulente – variante de la maladie du perroquet qui provoque une fièvre de cheval et des délires spectaculaires – ou encore certaines leishmanioses qui ont le mérite d’achever lentement et sûrement. Et plein d’autres gâteries dont le nom m’échappe.
Il faut se procurer des souches, auprès de spécialistes qui sont légion dans les pays de l’Est, et les stocker dans des caches sûres de manière à pouvoir en disposer le moment venu. L’idéal est de ne jamais passer les frontières avec des produits suspects. J’ai des planques dans une dizaine de pays. Le plus souvent dans des chambres d’hôtel. Dans les faux plafonds, sous les lames de parquets, dans les murs. J’évite les meubles, les matelas, qui sont susceptibles d’être déplacés. Et puis, il faut penser au plombier ou à l’électricien qui va faire la maintenance. Autre avantage: en cas de découverte accidentelle, la police aura beaucoup de mal à savoir qui, des centaines de clients annuels, a déposé ces substances et autres objets illicites, surtout lorsque je prends une vraie fausse identité. J’efface toutes les traces, empreintes digitales, cheveux, poils divers, avant de quitter les lieux. En fait, je fais même mieux: je laisse des traces, mais pas les miennes (c’est à ce sens du détail que l’on reconnaît les vrais
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professionnels). Évidemment, cela nécessite une organisation constante: je conserve les empreintes déposées par la pharmacienne sur les ampoules ou les fioles. Dans les toilettes, c’est bien le diable si, en cherchant bien, je ne trouve pas un poil de cul ou un cheveu, laissé par le précédent locataire et oublié par la femme de ménage. Je le récupère alors avec une pince à épiler stérile, puis je le dépose négligemment non loin des objets cachés. Le moment venu, cela fait le délice des enquêteurs. Imparable.
Les accidents demandent un savoir-faire et beaucoup de pratique. Les assureurs fouinent, et dieu sait s’ils sont têtus… Le plus élémentaire, c’est l’accident bête, imprévisible. Je le conseille aux débutants. On peut trouver des tas de situations propices:
— La victime part, seule, faire un footing dans la montagne près d’un précipice. Poussez-la tout simplement dans le vide après avoir vérifié qu’il n’y a pas de témoin.
— La victime part se baigner dans l’océan. On plonge avec elle. Lorsqu’elle est suffisamment loin de la côte, on lui saute dessus, on la maintient quelques minutes la tête sous l’eau. Elle se noie. On la ramène sur la plage. On fait un bouche à bouche, évidemment, en vain… Plus tard, on explique qu’on n’a rien pu faire pour la sauver. Cette technique a un avantage: faisant passer l’assassin pour un héros, elle flatte l’ego. Je l’ai pratiquée une fois, il y a bien une quinzaine d’années, sur la femme d’un copain qui n’osait pas rompre. Faut dire que Gisèle était très autoritaire (je suis poli). Pour la petite histoire, bien qu’il fût mon ami, j’ai dû aussi occire son mari. Il paniquait. Je ne peux prendre aucun risque. Pour lui, ce fut le suicide. Il n’a pas supporté la mort de sa femme chérie: 32 comprimés de Temesta dans l’estomac l’ont calmé, pour longtemps…
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La disparition demande une dextérité et des techniques bien rodées. Je la déconseille aux amateurs, car tôt ou tard la police remonte les pistes. Il faut, dans un premier temps, provoquer le décès sans laisser de traces. Puis, se débarrasser de l’arme du crime. Ensuite on doit pratiquer la disparition proprement dite, c’est-à-dire, disperser les soixante-dix kilos de viande, de sang, d’os et de vêtements. Là, je dois avouer que ma formation de boucher m’a beaucoup servi. L’étal, le couteau à désosser – que j’appelle le saigneur –, la scie. Deux pschitt de désodorisant sur deux bouts de cotons que je plante dans mes narines. L’artiste est au travail. Je découpe, cisèle, dépiaute, hache. J’épluche. Les viscères d’un côté, les os de l’autre. Deux sacs-poubelle de cinquante kilos avec lies (jaunes). Il faut avoir connu les abattoirs à l’ancienne pour comprendre. Les jeunes sont défavorisés sur ce plan. Le métier se perd. Il faut absolument revaloriser les professions manuelles.
Ensuite, on peut solliciter l’aide de certains animaux pour rogner les os, ou dévorer la viande. Les fourmis carnivores sont parfois des alliées précieuses. La chimie des acides est efficace aussi. Parfois, une simple poubelle fait l’affaire. Quand on sait le nombre de cadavres qui passent inaperçus dans les poubelles municipales…
À ce stade de ma réflexion, j’avoue une faiblesse de gourmet: le filet mignon passé et repassé à la poêle avec sel et poivre. Mais sans moutarde surtout, ça tue le goût. Servi avec un simple cœur de laitue en salade. Le tout arrosé d’un Tavel rosé bien glacé, si on est en été. Pour les abats, je recommande une cuisson longue, en daube par exemple, avec oignons, carottes et pommes de terre, lardons humains, si possible. Si la victime a subi un stress, un interrogatoire musclé, et, il faut bien le dire, c’est souvent le cas… ne la mangez pas saignante.
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Je vais même jusqu’à tolérer la cocotte-minute pour ceux qui ont subi une longue incarcération avant l’exécution. Cependant, l’idéal reste la daube cuite la veille pour le lendemain, avec bouquet garni et croûtons.
Je sais que l’anthropophagie fait peur, mais c’est ridicule. Dans l’acte d’amour, par exemple, on lèche les liquides corporels de ses partenaires. On se délecte même de quelques traces d’excréments quand on pratique un cunnilingus en bonne et due forme, et on n’en fait pas un fromage, si je puis dire…
Je sors de ma rêverie, dans le couloir, j’entends les râles asthmatiques des aspirateurs qui se rapprochent. Je me lève, me torche avec le papier WC triple épaisseur parfumé à la vanille et tire la chasse d’eau.
J’aime rester des plombes aux toilettes, même si ça me fait des marques rouges aux fesses…

Scène 2
Journal de Simona Nelson
Note de l’auteur
C’est un extrait du journal que tenait Simona. Si la censure est passée par là c’est qu’il ne faut pas dénigrer les métiers de bouche et sous-entendre que toutes les serveuses couchent avec leurs clients. Cependant, j’aime ce texte, car il raconte la conception de Laura qui naîtra neuf mois plus tard, comme c’est l’usage. Pour cette scène érotique torride, j’aurais pu être plus emphatique. Mais cela aurait fait trop, avec la scène du blockhaus dans laquelle Laura et Albert font l’amour sans capote pour exorciser les fantômes de l’aube. C’est d’ailleurs une méthode que je conseille, elle est efficace contre le mal-être, la peur du lendemain, la dépression; elle a même fait ses preuves dans des cas aigus d’existentialisme.
Lundi
Mon réveil électrique sonne. Sortir du sommeil est insupportable. Il émet des ultrasons parfaitement cruels qui scient mes rêves. Édouard se retourne sur le ventre, il enfonce ses mains sous son oreiller, les plonge jusqu’aux coudes, il glousse en bombant son petit cul sous le drap. Dans la cabane, la lumière du soleil filtre par tous les trous. C’est le signe qu’il fait beau. Je m’assois sur le lit. Je frotte le sable de mes yeux. Quatre heures de sommeil, c’est peu. Aujourd’hui c’est lundi, je suis la seule à être de service. Heureusement, la plupart des clients de l’hôtel sont partis hier. Je suis très fatiguée. Vivement la fin de la saison. J’ai mal aux jambes. Mais les pourboires tombent. J’ai deux mille francs en petite monnaie à aller changer à la banque. C’est une bonne saison. Je vais pouvoir me payer des cours. Et rembourser Édouard.
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J’ai dansé toute la nuit au Byblos. Bjorn, le DJ, est parti, c’était sa dernière soirée de boulot. Il a assuré, je n’ai jamais vu une piste de danse aussi chaude. On s’est éclaté jusqu’à quatre heures du matin. Aujourd’hui j’ai le cafard, c’est parce que c’est lundi. Je hais les lundis.
Je vais prendre ma douche. Dans le miroir de la salle de bain, je me regarde. J’ai les traits tirés. En revanche, j’aime voir mon corps, mes seins, mes jambes. J’ai appris à m’en servir. J’avais une meute de garçons après moi hier. Ils étaient chauds comme la braise.
Ici, les patrons sont très durs. Le maître d’hôtel me court après, c’est un vieux porc, je ne le supporte plus. Je redoute de me retrouver face-à-face avec cet obsédé sexuel. Il me met la main aux fesses pendant le service, en profitant de ce qu’on nous fait porter des jupes courtes. Un jour, je le giflerai, mais alors je pourrai dire adieu à mon travail. Je patiente. Plus que trente et un jours avant que je reprenne mes cours. Je m’habille, j’essaie de ne pas réveiller mon Édouard.
Tenue de travail: petit haut blanc avec col en dentelle. Jupe courte noire. Bas noirs et chaussures à semelles spéciales pour ne pas glisser pendant le service. Maquillage et parfum léger. C’est la consigne. Je sais que ce costume de soubrette excite les hommes. Je les comprends, la jupe moule mes fesses. Je suis assez fière de cette jupe, elle me va parfaitement. Dès que j’ai le dos tourné, je sens les regards. Les vieux comme les jeunes, les hommes comme les femmes. Ça m’amuse.
Mardi
Je m’ennuie, je suis crevée, j’ai mal partout.
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Mercredi
Jour de congé, merveilleux. Édouard et moi nous sommes promenés sur la plage des Géants. C’était magnifique. Nous avons fait l’amour dans le blockhaus, j’y ai gravé nos noms. Puis il m’a invitée à boire un verre, nous sommes allés au casino, il m’a initiée à un cocktail exquis, le whisky sour. Voici la recette:
— 1 dose de whisky: du Jack Daniel’s
— Un jus de citron
— Un peu de sucre en poudre
— De la glace
— Shaker
C’est tout, j’adore.

Scène 3
Claude
Note de l’auteur
Un peu trop show bizz! Et surtout trop réaliste. Cette évocation met en scène un fantôme victime d’Albert. Elle a été censurée à cause des remous qu’elle aurait provoquée. Et puis, Claude est tout à fait capable de revenir me prendre la tête et me demander des royalties sur ses deux tirades. The show must go on!
Nous marchons bras dessus bras dessous. Laura a mis son nouveau parfum.
— Où m’emmènes-tu?
— Dans un restaurant chic, à l’Hôtel Coste.
En passant devant la boutique Godiva, le célèbre marchand de chocolat, nous croisons Henri Salvador au bras de sa tendre et chère, ils sont accompagnés d’un grand black aux cheveux gris très élégant: Quincy Jones.
— Tu as vu? souffle Laura, c’est un chanteur!
Nous arrivons au restaurant. Il y a du beau monde, Karl Lagerfeld mange avec Caroline de Monaco à deux tables de nous. Nous traversons la salle. Les fesses de Laura accrochent le regard des hommes attablés. Moi, ils ne me regardent pas. Visiblement, ils me prennent pour son père.
On nous propose une jolie table, bien en vue. Il fait très bon. Ça sent le fric.
Un chevelu s’assoit à notre table. Laura semble ne pas le voir. Il a l’air d’un fantôme. Je le reconnais à peine, mais c’est Claude. Incroyable ce qu’il a changé ! Il a une tête d’alcoolique.
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— Alors vieille canaille, t’es sur un coup? me demandet-il sans me regarder.
Laura reste muette, elle n’a d’yeux que pour les célébrités qui nous entourent.
—Albert, t’aurais pu me dire que la douille était électrifiée. Pourtant je suis sûr d’avoir éteint la lumière avant de toucher cette putain d’ampoule.
Claude. Il ne manquait plus que lui. C’est un chieur de première.
Laura se lève:
— Je reviens, chéri, je vais faire un tour aux toilettes.
Je la regarde partir puis me tourne vers Claude:
— Oui, mais moi je l’ai rallumée entre-temps.
— Putain, ce n’est pas vrai! Je n’y crois pas! Qui t’a payé pour faire ça? T’es un vrai enculé, Albert!
— Tu veux le savoir? Tu veux vraiment le savoir? TOUS ! Ils m’ont tous payé, ils se sont cotisés. Tu les as fait tellement chier, tu leur as tellement pris la tête. Tu étais hystérique, mégalomane, casse-couilles. Tu nous as gavés pendant des années avec tes miaulements insupportables, tes mouvements de mâchoire à la télé, tes chemises, tes vestes à martingale, tes pouffiasses… C’était terrifiant! C’était
INSUPPORTABLE!
Je m’emporte… Laura revient. Claude, la tête dans ses mains, pleure.
Merde quoi…
Un serveur s’approche:
— Tout va bien, Monsieur?
Je m’aperçois que j’ai crié un peu fort.
—Tout va parfaitement bien. N’est-ce pas, chérie?
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— Mais bien sûr, dit-elle en se frottant les narines entre le pouce et l’index.
Le serveur nous dévisage. Mon papillon de nuit vient de se poudrer les ailes. Le serveur tourne des talons. Claude en a profité pour disparaître… Je ne suis pas fier.

Scène 4
L’effet Pazuzu
Souvenirs de gastro-entérologie
Note de l’auteur
Tout est vrai… donc non publiable.
Under Control… Total recall… Suis-je dans l’eau? Cadavre bleui qui danse au milieu des algues et des coraux. Je vois passer des lettres bleues, elles aussi, elles forment des mots:
« Trilatérale… Laura… Médecine… »
Debout, un personnage à tête de lion m’apparaît enfin. Il a des ailes, des serres et un pénis en forme de serpent. Son corps est recouvert d’écailles. C’est le démon Pazuzu… le pire. Horreur! Je dois vite réagir: un vent de sable se lève. Il faut que je coure pour éviter la malédiction, mais je suis à moitié paralysé.
J’appuie sur un téton gluant et change de monde…
Je retombe dans un lieu paisible, éclairé au néon. C’est un beau laboratoire de charcutier. Devant un étal, je vide ma sacoche. Le saigneur est là, étincelant, je le manipule avec respect, glissant le fil sur le fusil à aiguiser. Le sublime son crayeux m’informe sur la qualité de la morsure du métal. Un peu de suif sur la lame parachève le travail d’aiguisage. Je trouve sur le billot une vieille couenne de lard dont j’ai oublié à qui elle a appartenu. Je la passe doucement sur la précieuse lame. Considérant la pilosité épidermique de la couenne, j’en déduis que ce n’est pas du porc, ce serait plutôt… Mais bien sûr, il y a un tatouage qui représente un serpent qui se mord la queue en forme de 8: c’est Gluch.
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Peu à peu, le Dr John Gluch refait surface dans mon rêve. C’est de l’histoire ancienne. Je m’y plonge avec délectation.
J’ai, à cette époque, des soucis d’argent; c’est le début de ma carrière. Une vie plutôt dissolue. Je me nourris comme un goret dans les restaurants parisiens. Je viens de perdre une affaire importante, un écrivain russe que j’ai raté à cause d’un train suisse qui ne s’est pas arrêté au bon endroit, un certain Soljenitsyne, je crois… D’où mon stress. Bref. J’ai de gros problèmes de transit. Au bout d’un moment, je me lasse de ces heures passées, assis sur le trône, à souffrir de constipation chronique, de tellurisme et de météorisme qui m’obstrue le gros colon. N’en pouvant plus, je me décide à consulter. À cette époque, j’habite un petit appartement cossu rue de Picpus. L’hôpital Rothschild, tout proche, a un service de gastro-entérologie.
Rothschild, en principe, c’est du sérieux. Spécialisé dans la gérontologie, je ne peux qu’avoir confiance dans son service de gastro-entérologie. Pour confier cette partie du corps, si sensible, si mystérieuse (c’est la seule qu’on ne verra jamais de visu, sans l’artifice d’un miroir ou d’une caméra), il faut avoir une confiance aveugle.
Je me retrouve donc, un matin, dans la salle d’attente du Dr John Gluch, gastro-entérologue réputé, chercheur diplômé, professeur émérite. J’ignorais alors quels étaient les contours exacts de cette science, de cet art, que j’ai découverts depuis. Ma culture s’arrêtait à la gastronomie qui est le pendant de la gastro-entérologie, l’un côté bouche, l’autre côté cul.
C’est mon tour, j’entre dans la salle de consultation. Je suis surpris de la sobriété de l’endroit. En lieu et place de machines sophistiquées, radiotélescopes au laser, écrans
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tridimensionnels et computer futuristes, une modeste table, sur laquelle sont alignés des espèces de sonotones métalliques, de diverses longueurs, dont je ne saisis pas tout de suite l’utilité.
Le Dr Gluch est très antipathique. Petites lunettes rondes d’un autre âge, blouse blanche immaculée, barbichette et fine moustache dénotant un sadisme aigu. Il a un je-ne-sais-quoi de vicieux dans l’œil qui vous fait immédiatement regretter d’être venu. En guise de bienvenue, il me harcèle de questions avec son accent texan très arrogant:
— Quel âge avez-vous?
— J’ai la trentaine.
— Quelle profession exercez-vous?
— Je suis indépendant, genre profession libérale.
Il me jette un œil inquisiteur.
— Libérale?
— Ben oui, libérale, quoi… Je suis à mon compte.
Il gratte son papier.
— Vous êtes-vous fait sodomiser récemment?
— Comment? Non!
— Combien de fois?
— Vous m’avez mal compris: je ne me suis jamais fait sodomiser, docteur.
La moutarde me monte au nez.
— On dit ça, mais, souvent, dans la réalité, il n’en n’est rien; je suis bien placé pour le savoir. Comment sont vos selles?
— Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude d’analyser mes excréments, il faut dire que les toilettes modernes ne s’y prêtent guère… Ce sont des étrons qui puent… Rien d’extraordinaire.
— Analyser, vous avez dit « analyser ». Savez-vous que ce mot dérive de « anal ». (Il sourit, béat) L’anus, cher Monsieur, est le centre de gravité de l’individu qui tient sur
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ses pattes arrière. (Il fronce ses épais sourcils) C’est un organe fascinant! Souffrez-vous de flatulences et de ballonnements? — Parfois.
— Mastiquez-vous bien vos aliments? Ouvrez la bouche !
J’ouvre docilement la bouche, il y plante son regard perçant.
— Vous mangez de quel côté?
— Du côté de la gare du Nord, pourquoi?
— Non, s’irrite-t-il, je vous demande de quel côté de la bouche vous mastiquez?
— Ah, pardon, euh, plutôt à droite.
— Vous ne mastiquez pas assez, il faut couronner ces molaires. Bon, enlevez votre pantalon, votre slip et mettezvous à quatre pattes sur la table, on va regarder tout ça.
— Pardon…
Je ne sais expliquer la panique qui s’empare de moi. Je comprends maintenant à quoi servent les sinistres sonotones en métal. L’idée de me mettre en levrette pour que ce vieux vicelard me plante ses tuyaux dans le fion me glace. Bien sûr, en échange, il y a la rédemption, la guérison. Voir ces gros nuages qui obscurcissent mon horizon se retirer. Penser que j’évite une phase terminale horrible pendant laquelle j’aurais senti mes intestins pourrir ou je me serais vu déféquer ma propre chair. Bien sûr le Dr John Gluch est insupportable mais il en a guéri plus d’un. J’opte pour mon salut au détriment de mon honneur, et m’exécute. J’enlève mes vêtements et me mets dans la terrible posture.
— Tournez la tête, posez bien la joue contre la table. Levez les fesses.
Je transpire à grosses gouttes. Je l’entends enfiler des gants en caoutchouc. La sensation qui suit n’est pas descriptible. Je fais un « oh! » de surprise qui génère la classique réplique irritée des praticiens à l’œuvre :
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— Détendez-vous, là… Vous êtes trop tendu, je ne peux rien faire…
Je ressens une douleur aiguë. La suite est terrible. Il m’est difficile de la raconter, car, dans ma position, je ne peux assister à la scène. Je peux seulement tenter de reconstituer les événements d’après des sensations, des sonorités. Sous toutes réserves donc, voici, dans l’ordre, ce que ce « nazi » pratique: outre un toucher rectal, il enfonce une canule pour prélever des matières qui obstruent le passage. Puis, il introduit dans l’appareil une sorte de corde à piano de plusieurs dizaines de centimètres de long, au bout de laquelle une minuscule pince coupante peut être actionnée afin d’extraire un peu de chair de la paroi intestinale. Je suis prélevé à cinq reprises, à vif. À la fin de la séance, je crois m’évanouir.
Il me donne rendez-vous le vendredi suivant. Je repars en boitant, jambes écartées comme un infirme, en proie à une légère hémorragie. Et je conserve cette démarche ainsi pendant trois jours au moins.
Le vendredi suivant, je reviens à la consultation pensant récupérer les résultats des analyses, et savoir enfin si l’enfer de la chimio va commencer ou si, au contraire, le printemps de la vie va s’offrir à moi…
À peine entré dans son cabinet, le Dr John Gluch me demande:
— Vous êtes vous fait sodomiser récemment?
Devant ma perplexité, il ajoute:
— Bon, vous enlevez votre pantalon, votre slip et vous vous mettez à quatre pattes sur la table, on va regarder tout ça.
— Mais je croyais avoir les résultats de mes analyses?
Je m’énerve. Je sens que je perds mon sang-froid.
— Écoutez, cher monsieur, vous êtes ici dans un centre de recherche. Il va falloir vous armer de patience, il nous faudra
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peut-être des mois pour faire un diagnostic précis. Je prélève au hasard, à l’ancienne… Mais si vous venez par vice, il faut me le dire…
Je crois que je vais l’étrangler.
J’explose:
— Docteur, c’est vous qui allez vous allonger sur cette table.
Ma décision est prise. Je prends une paire de gants en caoutchouc qui traîne. Le Dr Gluch me regarde, stupéfait. Je l’attrape au collet et le soulève. Il ne pèse pas lourd. Il gigote, proteste et se débat. Une fois sur la table, je lui bourre la bouche de coton. Je le déshabille, saisis des bandelettes dans un carton et le ficelle de manière à ce qu’il ne puisse ni bouger ni crier. J’enfile calmement sa blouse blanche de praticien. Il me regarde de ses petits yeux hagards.
Pour assassiner un gastro-entérologue avec élégance, il faut le saigner comme un poulet, pendant que le cœur bat encore, c’est la base. Sinon, lorsqu’on va le découper, on en mettra partout. Une hémorragie anale me paraît en bonne harmonie avec le spécialiste old fashion qu’est le Dr Gluch…
Je ramasse une bassine que je pose sur le sol. J’ouvre des tiroirs. Je trouve des outils, des couteaux, des scies de chirurgien, des scalpels.
J’imbibe d’alcool deux morceaux de coton que je m’enfonce dans les narines, puis je le retourne sur le dos. Il gigote et gémit. Il me fait penser à un lombric. D’un geste précis et rapide, à l’aide d’un bistouri, je tranche ses veines anales. Le sang noir gicle. Je le laisse couler dans la bassine, en prenant soin de ne pas en mettre à côté. Afin de le vider complètement, je lui lève les pieds. En se tétanisant, une fois ou deux, il arrive à stopper l’écoulement. Mais rien de grave,
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ce ne sont que les spasmes bien compréhensibles de l’agonie. Je le maintiens assis sur la bassine. L’opération dure bien dix minutes. L’odeur est pestilentielle. À mon avis, il n’y a pas que du sang dans la bassine… Au fur à mesure qu’il se vide, il a moins de contractions.
À la fin, il est complètement détendu. Je l’allonge. Je vide la bassine pleine de sang encore chaud dans le lavabo. Sur la table, mon patient a une sale mine. Je trouve des sacspoubelle dans un placard qui sert de buanderie; les lies ne sont pas jaunes, tant pis.
J’entreprends alors le découpage méthodique du Dr Gluch. Il a un tatouage au bras gauche, un motif difficile à lire. Je découpe la peau de manière à le récupérer. Je l’enroule dans un mouchoir et glisse ce lambeau dans ma poche, pour plus tard.
Je m’affaire. J’aime avoir un œil critique sur les choix de la Nature. Si, dans le principe, je suis séduit par la logique des choses naturelles, sur ce coup-là, je suis dubitatif. D’habitude quand on parle de Nature, on imagine quelque chose de sage, de respectable, de sain, de bon. Mais, appliqué à ma besogne, j’observe le côté vicieux, cruel, je dirais même malsain, de cette même Nature.
Par exemple: avoir mis l’écoulement de l’urine et du sperme dans le même canal d’évacuation est choquant.
Autre exemple: avoir positionné l’anus si près du vagin chez les femmes. Outre le fait que, sur le plan hygiénique, c’est limite, on peut considérer qu’il y a là une sorte de provocation, un appel au vice. Car il ne faut pas être chirurgien du cerveau pour comprendre que, de bonne foi, tôt ou tard, un sexe en érection va glisser accidentellement d’un conduit à l’autre. La Nature doit avoir des idées derrière la
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tête. Si elle a choisi ces solutions, c’est, à mon avis, pour offrir une alternative entre la procréation et le plaisir défendu. Les intégristes de tous bords devraient faire tourner soixanteneuf fois leur fronde avant de jeter la pierre aux sodomites.
Je passe sur les détails. En vingt minutes, deux sacspoubelle de cinquante litres contiennent la totalité du docteur, la toile qui recouvrait la table, les bandelettes, ses vêtements et ma blouse souillée. La salle est d’une propreté impeccable. Du beau travail. Je lave les instruments à grande eau et les remets en place. J’enlève mes gants et les jette dans un des deux sacs-poubelle. Par précaution, je me lave les mains avec du savon bactéricide. J’aère la pièce. Je mets les deux sacs sur un chariot et sors en le poussant, comme si de rien n’était. Le groom automatique referme la porte derrière moi. Assis sur un banc couvert de graffitis, trois patients attendent leur tour. À mon avis, ils vont patienter encore un moment…
Au hasard des couloirs, je croise un employé de nettoyage à qui je demande, comme à un collègue, où est le crématorium.
C’est avec le plus grand naturel que je pénètre dans une cave noircie où règne une chaleur infernale. J’ouvre la lourde porte ronde du gigantesque four. Les deux sacs y passent tout entier. Tout, sauf ce bout de peau que je garde comme un trophée. Quand je sors de l’hôpital, je vois, sur les toits, cette grande cheminée d’où s’échappe une épaisse fumée noire qui n’est rien d’autre que l’âme âcre de l’épouvantable Dr John Gluch.
Depuis, ce bon Dr John Gluch, ou du moins ce qu’il en reste, lubrifie mes lames et les protège de l’oxydation. Quand à mon cancer, il a préféré battre en retraite. Comme dirait Brassens:
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Moi, mon colon, il va très bien merci… Tout est affaire de stress.
La gastro-entérologie a beau être en deuil, je ne peux m’empêcher de dormir du sommeil du juste. Je me retourne et me mets à ronfler bruyamment…
« Ah, mais… »

Scène 5
Les choses partagées font du bien
Note de l’auteur
Dans cette scène j’ai voulu démontrer à mes jeunes lecteurs et lectrices qu’il pouvait être dangereux d’aller sur les forums de discussion sans prendre de précaution. En ce sens, Albert sauve probablement plusieurs vies en racontant cette sordide histoire, car, sachez-le, Internet est un fabuleux terrain de chasse pour les pervers de tous poils. Lux, Cecilia, Therese, Bonnie et Mary ne sont hélas plus là pour en témoigner. Cette scène a été jugée très choquante par la gent féminine de mon entourage; d’autre part, elle faisait redite avec la scène de gastro-entérologie et celle du surfer dans le blockhaus, nous l’avons donc censurée. En voici un extrait…
J’ai mis une large nappe en toile cirée sur la table du laboratoire, près d’un lavabo. J’ai préparé des bassines en plastique remplies de glace pilée, pour recevoir les divers morceaux et faire le tri entre les organes de choix, les viscères et les os. J’ai allongé les cinq sœurs sur le sol.
Mon premier travail a été de fouiller leur sac à main et leurs poches, j’y ai trouvé des trésors. Pilules et drogues diverses, papiers d’identité avec groupe sanguin. Serviettes et tampons hygiéniques, cigarettes, petite monnaie, produits de maquillage.
Je commence par Mary, la plus grande. Je l’allonge, ses pieds dépassent de la table. Je découpe ses vêtements avec une paire de ciseaux de tailleur. Sous le pull en Jersey, un joli débardeur coloré, mouillé de transpiration épicée et légèrement acide. Je renifle son parfum sans pouvoir l’identifier, probablement une eau de toilette bon marché. Je découpe le soutien-gorge pour libérer ses jolis seins, et là j’ai
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la première surprise. La désillusion, l’amertume, le vague à l’âme, l’impression d’être trompé, la tristesse, s’emparent de moi: le soutien-gorge est bourré de coton hydrophile, il y en a un paquet dans chaque bonnet. Mary est plate comme une limande. Pas étonnant qu’elle porte des marques de scarification sur le ventre. Elle dort comme un bébé.
Je continue mon effeuillage. Le jean s’avère coriace. La ceinture en cuir est tellement serrée qu’elle lacère la chair. Le tissu élastique emprisonne la peau, il me faudrait presque un démonte-pneu pour parvenir à mes fins. Je suis en nage mais j’y arrive enfin, et découvre un caleçon particulièrement immonde dont l’étiquette indique la qualité thermolactile, ce qui ne me laisse aucun doute sur les chances que se donnait Mary de concrétiser la soirée en partie de jambes en l’air. Bien que, près du pubis fraîchement rasé, un piercing en forme de tête de mort, avec des yeux en verre rouge, traverse de part en part un clitoris échevelé.
Je déchire deux beaux morceaux de coton que je m’enfonce dans chaque narine. J’ai mis un tablier immaculé. J’appuie sur la touche play du lecteur de CD, la voix de Charles Trenet me met en joie, Bonjour, bonjour, les hirondelles…
Une caresse sur l’acier du saigneur pour vérifier le fil de la lame. Je pose le bras laiteux de Mary sur l’évier et tranche les veines de son poignet, ça pulse rouge et onctueux. Le sang chaud nappe la lame du saigneur des couteaux, j’ouvre la bouche et lèche ; instantanément, mon cœur s’emballe. La crise monte au fur et à mesure que le lavabo se remplit. Personne ne me regarde, je me penche et lape comme un chien, m’abouche à cette source écarlate. Lorsque, enfin abreuvé, je me relève, j’aperçois mon visage de loup transcendé et illuminé dans un miroir de la commode.
L’équarrissage va pouvoir commencer…
Quelques albertismes
La jeunesse
Note de l’auteur
La scène était un peu longue, il a fallu la couper. Cependant, j’aime bien cette tirade. Elle exacerbe le patriotisme qui est une valeur malheureusement en déclin. Je partage l’avis d’Albert qui affirme que le sperme n’a jamais été aussi bon, qualitativement parlant, bien entendu. Je conseille aux hommes d’un certain âge d’entretenir la tuyauterie en éjaculant au moins une fois par jour. Et je conseille aux dames, à tout âge, de pratiquer une fellation par jour, cela leur donnera une vitalité et une longévité exceptionnelle. En effet, le sperme contient deux types de vitamines, C et B12, de nombreux sels minéraux comme le calcium, le magnésium, le phosphore, le potassium et le zinc. Il contient aussi deux sucres: fructose et sorbitol. Il est riche en protéine, en sodium et en bon cholestérol.
Il recèle également des traces de testostérone et d’autres hormones. Sa consommation par voie digestive n’entraîne pas une masculinisation de l’organisme féminin. La valeur d’une éjaculation moyenne varie entre 15 et 30 calories. Pour en profiter, il faut, cela va de soi, avaler…
Les vieux (ou les jeunes) réactionnaires le sont parce qu’ils ne savent pas séduire la jeunesse. Ils se croient supérieurs et veulent imposer leur volonté aux plus jeunes. De ce fait, ils deviennent obsolètes, dans le sens technologique du terme. Ils sont dépassés par une évolution qu’ils combattent de manière aveugle. Et ils se masturbent, tirent la chasse sur leur foutre, en refoulant des images obscènes dans la poubelle de leurs souvenirs. Alors qu’il leur suffirait de
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séduire une femme (ou un homme) dans la fleur de l’âge pour retrouver les merveilleuses sensations de l’amour primitif. L’obscénité deviendrait amour pur, puis santé, puis joie, puis générosité, puis famille et enfin patrie… La nation et le drapeau reprendraient tout leur sens. Et ils mourraient en chantant la Marseillaise, enveloppés dans un linceul tricolore.
La chirurgie esthétique
Note de l’auteur
Cette tirade a été coupée. Pourtant je suis assez d’accord avec Albert, pour une fois, sur sa perception des mamelles. Il faut que les jeunes femmes sans poitrine prennent conscience que cela n’est absolument pas un handicap. Bien au contraire, cela peut rendre les hommes fous. Je leur dédie cet albertisme qui faillit passer à la trappe.
Je plains ces femmes qui cèdent aux sirènes de la chirurgie plastique. Moi qui ai l’âme d’un boucher, je devrais faire l’apologie du découpage, du scalpel, des greffes de peau. Pour les vieilles, je ne suis pas contre, quitte à être moche autant être drôle. La fantaisie gérontologique ne me gène pas. Non, le carnage, c’est quand de jeunes femmes se font mettre des ballons en plastique dans les seins sous prétexte que les gros seins vont faire tomber les hommes comme des mouches. Cette vision américaine des mamelles me glace et, clairement, me fait débander. Pour ma part, je préfère mille fois des petits seins, ou même pas de seins du tout à ces ballons grotesques qu’on voit sur la couverture des magazines pour hommes. La garçonne est encore bonne. C’est pareil pour les grosses bites, les monstres n’ont rien de bandant, si je puis dire. Une bonne petite queue, un gland qui se déchausse avec élégance, des couilles qui pendent, mais pas trop. Voilà des friandises qu’on aime à l’heure du thé. Les dames me comprendront…
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Réflexion sur les femmes et la Nature
Note de l’auteur
J’adore penser que nous sommes le sexe d’une entité exogène qui nous manipule dans l’ombre. Je suis plutôt écolo, préférant consommer des substances naturelles provenant de plantations bio. Mais je n’ai qu’un seul Dieu : la
Technologie, cette entité femelle…
Régulièrement, je vais faire des sacrifices dans ses lieux de cultes, hypermarchés, megastores, temples de la consommation high-tech, afin de remercier mon Dieu, d’élever mon âme vers la connaissance et d’obtenir la vision du futur, la sublime 4D temps prémonitoire.
Que les femmes sont belles!
Je veux parler des femmes de ma vie.
Je leur suis infidèle car j’ai une théorie très pointue au sujet de la fidélité. L’homme est formaté pour avoir une multitude de femmes. En fait, l’homme ne compte pas, ce sont les femmes entre elles qui font les enfants. Nous avons l’illusion d’être père. Elles nous font croire qu’elles sont nos femelles, en fait, il n’en n’est rien. Comme les insectes avec les plantes, le pollen que nous ramassons sur l’une, nous le déposons sur d’autres, et les engrossons comme des fleurs. Certaines plantes imitent la forme et l’odeur du sexe de la femelle de certains insectes. Le pauvre insecte croit voir une femelle, il fait son affaire (en fait, il la baise) et s’enduit par là même du pollen de la plante. Lorsqu’il recommence un peu plus loin (le veinard), il dépose le pollen sur la nouvelle plante. C’est terrible, et cela existe dans la nature, la vraie, celle sans OGM et sans informatique. Les écolos doivent revoir leur copie, la Nature est épouvantable, la Nature est criminelle.
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D’AILLEURS, ELLE TUE TOUT LE MONDE, JE DIS BIEN TOUT LE
MONDE…
Je préfère les mutations synthétiques. Après tout, les chamallows ne sont peut-être pas si mauvais en sauce avec des cous de canard; c’est peut-être même bon. Je hais la Nature. Je détesterais porter des culottes en poil de bêtes, ça gratte, je préfère le tergal, ou ces magnifiques tissus synthétiques qui moulent et s’auto-lavent au contact de la peau. Leur texture me fait penser à de la peau de couille d’extraterrestre. Ce n’est pas que j’ai beaucoup touché de couilles d’extraterrestres, mais, dans mon imagination, si j’avais à en toucher, je sais que j’aurais la même sensation. Maintenant, je ne garantis pas que la couille d’extraterrestre soit cent pour cent naturelle. Ils doivent se gaver de pilules mutagènes depuis des générations, ce qui expliquerait la douceur et la texture de leurs couilles.
Et toc!
La Nature quelle horreur! Si demain on crée une race de canards d’un mètre de long avec vingt pattes et dix foies de chaque côté, je suis prêt à faire moi-même mes conserves. Je ferais quarante cuisses confites par canard. Et vingt foies gras. J’arrête la tuerie à gages et je m’installe. Je vois déjà l’épitaphe:
« NE PLEURE PAS GROS CANARD, TU VAS CHEZ ALBERT,
L’EMPEREUR DU CONFIT. »
Pensées d’Albert laissées sur les nappes de restaurants
Note de l’auteur
Ces phrases souvent naïves n’en sont pas moins profondes. Elles témoignent de la sensibilité d’Albert, de son romantisme exacerbé; je ne serais pas étonné qu’elles soient publiées un jour…
« Les textes écrits avec des Mac n’arriveront jamais à la cédille d’un texte écrit avec un PC. »
« On est plus longtemps mort que vivant, globalement… »
« Dans l’Univers, le Dernier arrivé sera le mieux servi, car au début il n’y avait rien et, à la fin, il y aura Tout. »
« Nous devons devenir des êtres biotechnologiques en espérant que le bio disparaisse, car il n’y a rien qui ne pue plus qu’une viande en décomposition avancée. »
« Le temps de lire cette phrase n’est peut-être pas perdu. »
« Je suis venu, j’ai vu, je suis reparti. »
« Je n’aime pas les asticots, même quand je pêche… »
« La mort est une faiblesse, une tare, la marque des esclaves, des sous-êtres. Avec elle, l’incompréhension, le révisionnisme chronique, font de nous des êtres méprisables à l’échelle de l’univers. En vérité je vous le dis, le jeu de la vie n’a qu’une règle: RESTER VIVANT.»
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« Le pain est à celui qui le mange. »
« Je voudrais que le Saigneur pénètre mon cœur, lame étincelante et purifiée. Prend et tranche car ceci est mon corps. »
« Ici bas, aucune loi humaine ne peut punir les crimes d’un terroriste kamikaze. C’est pourquoi nous devrions créer une Armée Occidentale d’Intervention Mystique dans l’Audelà dont la mission serait de prier, de jeûner, de sacrifier des ordinateurs et des chèvres, afin que ces terroristes soient damnés pour l’éternité, eux, leurs femmes et leurs enfants, sur soixante-dix-sept générations. »
« La porte! Il faut trouver la porte! Bordel, docteur. »
« Les choses partagées font du bien… »
« Quand je tue, c’est toujours un acte d’amour. »
« Qu’est ce que je fous là? Dans ce scénario dont nous savons tous qu’il se terminera mal, très mal, dans l’ombre, le froid et la mort. Car le pire est toujours devant nous, il ne faut pas se raconter d’histoires. Il n’y a qu’à voir les vieux en phase terminale. À ce propos, je suis émerveillé par la richesse de la langue française qui fait rimer hospice et pisse, abstinence et incontinence, corps et mort… Le hasard des mots me ravit, comme l’excellent converge ou l’ignoble concupiscent ou leurs cousins conspuer et le tendre conjoint, le classique confesse, l’odorant consentir, et, en anglais, le
jeune novice… »

POÉSIES
Note de l’auteur
Pas besoin d’être Anglais pour étrangler est un des plus beaux poèmes d’Albert. Je pense que la poésie est absolument nécessaire. Albert est resté un enfant qui nous émeut, on aimerait le prendre contre soi et lui caresser doucement les cheveux. Je parle des dames, bien entendu.
Pas besoin d’être Anglais
Pas besoin d’être à Tripoli
Pour s’étriper au lit
Pas besoin d’être à Angkor
Pour demander « encore! »
Pas besoin d’être Anglais
Pour étrangler
Mégatonne
Les sanglots longs
Des électrons
De l’atome
Percent mon cœur
D’une chaleur
Mégatonne
Tout suffocant
Et blême quand
Sonne l’heure H
Je me souviens
Des jours anciens Et je FLASHE…
Albert le Dingue, Poésies complètes

CAHIER DE CUISINE D’ALBERT
Recette des œufs au vinaigre de vin
Note de l’auteur
Cette recette a été coupée au montage car elle a été effacée de la mémoire d’Albert par le Powerpoint en pilule. Heureusement, Albert l’avait scrupuleusement recopiée sur son cahier de recette.
Les recettes anciennes sont merveilleuses de simplicité. J’ai une dévotion particulière pour les œufs au vinaigre. Ce sont des œufs frits à la poêle sur lesquels on jette une réduction de vinaigre à l’ail. C’est facile à faire: on coupe une gousse d’ail en tout petits cubes qu’on fait dorer dans la poêle, puis on ajoute 3 cuillères à soupe de vinaigre qu’on fait réduire une minute, enfin on jette le tout sur les œufs frits, salés et poivrés. Ça prend trois minutes et c’est un délice.
Le jaune d’œuf est sublimé par le vinaigre, lui-même galvanisé par l’ail, qui, bien doré, ne donne pas mauvaise haleine, contrairement aux idées reçues.
Recette des filets de sole bonne femme
Note de l’auteur
C’est la recette que prépare Laura au cours du dernier repas dans la maison d’Albert, à Londres. Elle y ajoutera, sans le dire à Albert, une forte dose de mort-aux-rats. Ce qui n’est pas à faire…
Tout d’abord, il faut des filets de sole roulés sur euxmêmes et piqués d’un bâtonnet. Des épluchures de poissons,
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des têtes et des arêtes pour préparer le fumet. Cinq décilitres de vin blanc sec. Des beaux champignons de Paris. 150 grammes de beurre. Un litre de crème fraîche épaisse. 500 grammes de pommes de terre tournées. Un bouquet de persil et deux citrons, 50 grammes d’échalotes.
Préparer un fumet avec les têtes et les arêtes. Beurrez abondamment un plat à cuire allant au four, répartissez les échalotes hachées et les champignons coupés en lamelles. Disposez les filets de sole par-dessus. Salez, poivrez et mouillez à fleur avec le vin blanc et le fond de poisson. Couvrez de papier sulfurisé et faites cuire au four préchauffé à 180 ° pendant 8 à 10 minutes.
Récupérez le jus de cuisson et gardez les soles au chaud.
Faites réduire le jus ainsi que le fumet jusqu’à obtenir la sublime colle à poisson qui était utilisée autrefois en ébénisterie. Prendre garde de ne pas cramer le fond de la casserole. Ajoutez-y la crème fraîche et faites réduire à nouveau de moitié. Rectifiez l’assaisonnement.
Nappez les filets de sole de la sauce, décorez avec les champignons, et saupoudrez le persil haché. Décorez avec des lamelles de citron. Au dernier moment, faites glacer le plat sous la salamandre jusqu’à l’obtention d’une teinte dorée.
Servez avec des pommes de terre tournées, beurrées et persillées. Ce plat doit être accompagné d’un vin blanc sec bien glacé.

INTERVIEW DE PHILIPPE ULRICH
PAR PAMELA W., 21 ANS,
JOURNALISTE À WIRED

Comment devient-on Philippe Ulrich?
En naissant dans le foie gras, en étant élevé chez les curés, et en accrochant une guitare à son dos. Armé d’un C.A.P. de cuistot, je suis parti pour des pays colorés, pendant trente ans. J’ai goûté aux geôles franquistes en Espagne, où je jouais dans un groupe de rock: Fisas, Viñas, Ulrich & Patterson. C’était une copie de Crosby Stills Nash & Young. Puis, je me suis retrouvé déserteur, recherché, et incorporé à Toulon dans un régiment disciplinaire. De là, on m’a expédié à Tahiti où j’ai vécu des aventures incroyables. Je me rappelle le Queen, les vahinés, l’atoll de Hao où, avec 30000 légionnaires, je gardais les bombes atomiques qui allaient péter à 60 kilomètres plus loin, à Muru. J’ai probablement été salement irradié, parfois, mon sperme est encore un peu phosphorescent la nuit. J’ai même assisté au crash d’un énorme avion militaire qui prélevait des échantillons radioactifs dans l’atmosphère. Saboté, il a failli casser l’atoll en deux; il n’y a pas eu de survivants. Plus tard, je me suis retrouvé à Los Angeles sans papiers, la police a failli m’expédier au Vietnam avec les Portoricains déserteurs. Je me suis retrouvé quelques mois après en Suisse, je travaillais au Banhof Buffet de la gare de Bâle. J’ai servi de cobaye, un peu malgré moi, pour la mise au point du LSD. J’ai fait un voyage astral dont j’ai failli ne jamais revenir, avec réanimation, trois jours d’hôpital, et perfusion. J’ai vu la Lumière, je me baladais hors de mon corps, c’est le meilleur et le pire souvenir qui me reste de cette
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époque. Ça et le café que j’ai servi à Soljenitsyne lorsqu’il est venu en Suisse. Rentré en France, j’ai créé une communauté de musicien dans une ferme landaise qui tombait en ruine. On mangeait un jour sur deux, il n’y avait pas d’eau. À Paris, j’ai rencontré, chez Pathé, Philippe Constantin qui a lu mes textes et écouté mes musiques. Il m’a dit: « C’est très mauvais. » Je n’ai rien compris lorsqu’il m’a proposé que je reste faire des maquettes dans un vrai studio. Grâce à lui, je ne suis jamais reparti de Paris. J’ai fait un album avec un jeune arrangeur, Thierry Durbet. Le Roi du Gasoil a été interdit d’antenne, trop subversif. Affamé, on m’appelait le « rayeur de baignoire ». J’ai survécu en devenant roadies. J’ai acheté un ordinateur en kit et un fer à souder. J’ai appris à programmer le ZX81 de Sinclair pour faire de la musique. Je n’ai jamais fait de musique avec cette machine et ses 4K de mémoire, mais j’ai fait un jeu, pour apprendre. Quelques mois plus tard, en 1982, je devenais éditeur de jeux vidéos. Captain Blood, développé avec Didier Bouchon, a été un succès planétaire qui a eu tous les Awards. On a fait des jeux de folie, dont Dune a été l’apothéose. Tout était à inventer. Je suis devenu le Philippe Constantin du jeu vidéo, j’ai essayé de reproduire avec les auteurs de jeux ce que Philippe avait fait avec moi: leur donner une chance. C’est ainsi que la famille a grandi. J’ai cofondé Cryo, nous étions une dizaine, nous sommes devenus plusieurs centaines. Introduction en Bourse, net-économie, filiales dans le monde entier, les milliards… Puis on m’a mis sur la touche. Le nouveau marketing me trouvait obsolète dans ce nouveau monde. Dépité, un soir j’ai rencontré Henri Salvador qui lui aussi était sur la touche, Henri m’a fait pleurer avec Jardin d’Hiver de Keren Ann et Benjamin. J’ai vendu quelques actions et on est entrés en studio. C’était magique. « Chambre avec vue » s’est vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires. Et Cryo a implosé avec la
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bulle, comme les Twins Towers où nous aurions dû nous trouver, ce matin du 11 septembre, pour rencontrer les gens de « Blue Note », le label mythique de Miles Davis. Le rendezvous avait été annulé. Henri a été l’un des derniers humains à survoler les tours jumelles quelques heures avant le drame.
Et comment devient-on Albert le Dingue?
Albert est un formidable bouclier qui nous protège de nos angoisses et de nos peurs. On l’aime malgré sa folie, car il est fragile, il doute en permanence. C’est un mystique qui veut comprendre, il va jusqu’à pousser le rideau de la mort. Il soigne son désespoir en mangeant. Son anthropophagie gourmande est, j’en conviens, un vice détestable, mais, finalement, manger les êtres que l’on aime suit une logique aussi respectable que la croyance chrétienne en un paradis où on rase gratis. Amoureux talentueux, Albert plaît aux femmes et inspire les hommes. Sa vie est une œuvre d’art. Et puis, face à une Trilatérale bien réelle qui nous spolie chaque jour un peu plus, il va sauver le monde, il va devenir un héros malgré lui. N’y a-t-il pas un peu d’Albert en chacun de nous?
On vous connaît comme auteur de jeux vidéos, avec Captain Blood, Dune, Égypte, Versailles, producteur de disques avec Henri Salvador, précurseur avec le Deuxième Monde, comment avez-vous décidé de passer au roman?
Albert est arrivé chez moi un matin. Il m’a mis un couteau sous la gorge et dit: « Écrit » (rires). Plus sérieusement, depuis que je suis tout jeune, j’ai toujours pensé que, le jour venu, j’écrirais. C’est peut-être parce que je traverse une crise d’existentialisme de gauche que je ressens cette pulsion. Au départ, Un délicieux carnage était une simple nouvelle, une histoire d’amour dans un hôtel de bord de mer, un galop d’essai, puis, grâce à mon éditeur, il a évolué.
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N’êtes-vous pas Albert le Dingue?
Souvent mon amie me dit: « Albert, sort de ce corps! »
Vous voulez faire un jeu vidéo d’un nouveau genre sur Internet?
Oui, c’est exact, vous êtes bien renseignée. Il s’agit d’une communauté autour d’un site: http://www.undelicieuxcarnage.com. Les joueurs vont faire évoluer l’histoire d’Albert le Dingue, inventer de nouvelles recettes, participer à des ébats et des débats. C’est un jeu d’aventures drôle et caustique dans lequel l’actualité et les personnes publiques auront un rôle. J’aimerais également développer une communauté autour de ce délicieux carnage, organiser des rencontres dans des lieux qu’Albert fréquente, y déguster des mets albertiens, et séduire.
Malgré tout, ne trouvez-vous pas qu’Albert est terriblement cruel, surtout avec cette pauvre Douchka.
Ne vous méprenez pas, Douchka n’a pas souffert. Cette pratique de la lobotomie a été réellement appliquée avec un pic à glace qu’on plantait dans l’orbite des patients. Cela se faisait encore dans les années soixante-dix. On soignait même les migraines avec cette technique. Albert est un tueur de la vieille école, il ne faut pas lui en vouloir.
À propos: que voulez vous boire Pamela? Un whisky sour, une margarita?
Le sour peut s’avérer savoureux… (rires) Vous faites quoi ce soir?
Euh, rien de spécial…
Cela vous dirait de dîner à l’Hôtel Costes?
Pourquoi pas?

BANDE ORIGINALE
DU DÉLICIEUX CARNAGE
SARAH VAUGHAN, April in Paris (Harburg/Duke)
BEATLES, All you need is love (Lennon John Winston – Mc
Cartney Paul James)
POLICE, Roxanne (Sting)
Un Homme et une Femme (Francis Lai)
CHRISTOPHE, Comme un interdit (Goyeneche-Elisa
Point/christophe)
DAVE BRUBECK, Take Five (Desmond Paul/Brubeck David W)
JIMI HENDRIX, Electric Ladyland (Hendrix Jimi)
JIMI HENDRIX, All along the watchtower (Bob Dylan)
JIMI HENDRIX, Purple Haze (Hendrix Jimi)
JIMI HENDRIX, Red House (Hendrix Jimi)
EBTG, Missing (Thorn Tracey Anne/Watt Ben) remix by Todd Terry
JAY JAY JOHANSON, Believe in us (Johanson Jaje Folke
Andreas)
GANDI, Heartless Hotel (Elaad)
GANDI, Scarlet Queen (Elaad)
Batuta Brésilienne
GEORGES BRASSENS, Fernande (Georges Brassens)

CRÉDITS
Karine Mauris, cobaye de ce conte, tu m’as donné ton cœur et tu as pris le mien. Depuis, ils mijotent dans une sauce au vin, liée au reblochon, en attendant l’heure H.
Antoine Beaussant, in extremis, comme un cochon truffier, tu as trouvé l’éditeur fou.
Claire Bardainne, ma première lectrice, merci pour ta note de lecture.
Christine Papin, deuxième lectrice… Le tigre du Bengale en bave encore.
Jean-Noël Tronc, dont les notes et la lumière ont été comme un raz-de-marée venu des quatre coins de l’Hexagone. Nous attendions The Them, nous avons eu Jeanne d’Arc.
Laurent Sorbier, tes encouragements et ta flamme ont cuit longuement comme des os à mœlle. On s’est régalé…
Marie-Françoise Audouard, vous m’avez invité à boire un cocktail dans un grand hôtel après m’avoir lu. Vos conseils étaient comme les magnifiques lustres au plafond. Petite coquine!
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Charlotte Cachin-Liebert, Albert a eu des palpitations lorsqu’il a lu vos mails secrets.
Christophe Bevilacqua, vampire du soir, ange romantique, élégant et rebelle, sans le savoir tu m’as guidé dans l’Ombre. Il y a, sur quelques pages, des mots bleus que je t’ai volés.
Jean-Michel Ulrich, artisan démoniaque de la bague de la Trilatérale du cercle, à ne pas mettre à n’importe quel doigt.
Papa, Nicole, pardon!
Et aussi:
Stéphanie Deniaud, Bruno Delport, Elaad, Renata, Fanette, Nanou, Olivier Claudé, Isabelle & Jean-François Geneix, Romain Poireau, Gilles Babinet, Charley Marouani, Sylvain Huet, Nicolas Gaume, Stephen Carrère, David, Léo & Dune Ulrich, Nelly, Jean-Paul Mauris, Axelle Hardy, Laure Beaudouin, Michel et Zina Artmengo, les Cuny et les bouteilles de Pécharman.
Merci à toutes les victimes d’Albert…

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